Il faut bien se l’avouer : le modèle d’épopée doloriste imposé par From Software s’est transformé en protocole redondant. Demon’s Souls jetait sans préavis une génération de gamers biberonnés aux RPG dociles et pédagos dans une aventure génialement cahoteuse, incertaine, dont les deux premiers Dark Souls affinaient la splendeur gothique. Puis Bloodborne est venu marquer une apogée doublement monstrueuse  : en plus d’offrir un bestiaire jamais vu, le jeu s’inventait un cahier des charges en soi hybride et théoriquement insensé (chasser au-delà de la communauté des hardcore pur sucre avec une exclu Sony, tout en misant sur une expérience encore plus revêche). Mais en trustant le créneau du grand rendez-vous printanier, le studio a fini par contrer sa propre logique de dépaysement du joueur. Pour peu qu’on ait ratissé le Yharnam de Bloodborne, on s’engouffre dans l’abime de Dark Souls III comme on enfile son pyjama avant une nuit de cauchemars récurrents : les repères familiers amoindrissent le choc. Comme si les effets de l’immense coup de gourdin s’étaient dissipés, l’hébétude et la peur cédant la place à de bons vieux automatismes.

Au fond, rien de surprenant : c’est sans doute le lot de toute franchise capitalisant sur une gloire inespérée (surtout avec si peu de battement entre chaque volet). Reste qu’on se demande, en démarrant le voyage, comment retrouver l’égarement et l’abandon cruels qui faisaient tout le sel de Bloodborne alors que l’univers de From Software est désormais balisé dans les esprits.  Non pas que Dark Souls III soit franchement plus facile que ses prédécesseurs – il n’est que très légèrement moins sadique. C’est plutôt qu’il se repose un peu confortablement sur la procédure habituelle, servant notamment une mise en bouche prenante mais sans surprises : balayer un horizon à-demi bouché par d’épaisses brumes, trucider la première goule croisée, collecter les amulettes énigmatiques, se faire baptiser « Morteflamme » sans broncher… Mis à part un premier boss surgi plus tôt que d’habitude (histoire d’annoncer la couleur), Dark Souls III semble au départ s’élancer sur le rail des conventions. Impossible encore une fois de ne pas conserver en ligne de mire Bloodborne, qui lui aussi parlait le même langage que ses ainés Demon’s et Dark Souls, mais aspirait pourtant son joueur-victime dans un puits d’inconnu – grâce, peut-être, à une profusion baroque qui fait un peu défaut à son successeur.

Pas question pour autant de voir dans ces légers bégaiements un prétexte pour rebrousser chemin. À mesure qu’on déverrouille les premiers territoires, s’esquisse la possibilité que le jeu cherche précisément à nous faire remettre en cause les motifs de notre quête. Qu’il tente de nous faire regarder ailleurs que vers notre propre désir de sidération (pas si évident : à nouveau, on a vite fait de s’engluer dans les pauses contemplatives tant la carte est sublime), pour mieux installer une forme de doute. Au fond, la puissance émotionnelle de la série est toujours venue de là : pas seulement de sa vision dark wave de la fantasy, mais aussi de la leçon existentielle tapie au bout de chaque chemin de ronde ténébreux. C’est qu’en nous infligeant la souffrance du grind, de la frustration et de l’impuissance, From Software a permis à chaque joueur de comprendre, un peu mieux à chaque épisode, à quelle espèce il appartient. D’abord parce que sa résistance est mise à l’épreuve, et que les hardcore se distinguent drastiquement des casuals. Ensuite parce que les jeux abritent entre leurs nombreux plis un champ des possibles plus étendu qu’il n’y parait. L’acharné, le poltron, le fin stratège,  le speedrunner kakou, l’esthète à la recherche de mirages dantesques : les Dark Souls répondent potentiellement aux désirs de toutes ces catégories-là. Terminer une aventure ou simplement franchir un niveau, c’est découvrir si l’on est plutôt un maniaque des inventaires, un promeneur mélancolique, un duelliste hypernerveux, ou bien tout ça à la fois.

Cette fois-ci, en invitant plus que jamais à la patience (il faudra venir à bout du troisième tableau pour retrouver une flamboyance et un foisonnement dignes des précédents opus), l’épreuve de force nous plante face à une question encore plus étourdissante : est-on bien certain, après tout, de vouloir endurer le ride ? Pourquoi se l’infliger ? Pour se prouver quoi ? Prodiguant les mêmes embûches de façon volontariste – mais très consciemment -, Hidetaka Miyazaki interroge de façon draconienne notre raison d’être, ou plutôt notre raison d’être là, isolé dans cette solitude lourde  – à peine troublée par la présence fantomatique d’autres guerriers et par les messages qu’ils inscrivent dans le sang. Isolé aussi dans le désespoir de rester ce joueur hésitant, peu désigné pour la tambouille stratégique et pourtant déterminé à progresser vaille que vaille. C’est en somme la question originelle qui rongeait inconsciemment depuis le début de la saga, et qui ici se met curieusement en évidence : Dark Souls a-t-il d’autres joies à proposer au bout du tunnel que celle de n’avoir pas laissé tomber ? Et cette joie-là vaut-elle bien toutes ces égratignures ? Évidemment, la réponse apparaitra plus ou moins nette au gré de chaque parcours individuel. Pas de quoi provoquer en nous un chambardement métaphysique, certes. Mais il est sûr qu’en poussant le spleen sisyphéen à son plus haut degré, From Software tend une fois de plus un miroir à notre condition de joueur égaré. Et que le reflet n’est pas moins effrayant que la vision d’un fantassin à la chair putréfiée.

4 COMMENTAIRES

  1. Excellente critique ,toute l’essence d’un from software est la après on a toujours peur de jouer a un best of de best of de best of mais Bloodborn a imposé une marque dont DS3 bénéficie et ça fait du bien de voir ce studio trusté pour moi la place du jeux vidéo de l’année deux années de suite avec un grand jeu et un excellent jeu…On se fait du mal mais on se fait du bien :)

  2. Le 2 manque de saveur car son directeur artistique bossait sur Bloodborne au moment de sa conception, c’est pour ça qu’il est décevant. Mais ce Dark Souls est vraiment pas mal. On renoue avec le charme du 1er avec un rafraichissement post-Bloodborne. C’est censé être le dernier, l’ultime episode Dark Souls. Certes c’est bourré de references aux episodes precedents (fan-service), ça manque de surprises, mais tout est affiné a la perfection… Meilleur jeu auquel j’ai joué depuis plusieurs années facile…

  3. Une belle remise à niveau après un épisode 2 bien fadasse et moche comme tout. On retrouve le level design torturé (sans l’égaler tout de même à mon goût) du 1er Dark Souls et le moteur graphique de Bloodborne fait du bien à la rétine.
    Pour pinailler je dirai que la direction artistique manque un peu de variété et d’audace, même si certains panoramas sont sublimes. Et côté scénario, c’est toujours aussi cryptique mais les interactions avec les personnages du jeu sont plus poussées et certains parviennent même à provoquer de l’empathie.
    Cela n’en reste pas moins l’un des meilleurs jeux qu’il m’ait été donné de faire ces derniers temps (dernier gros coup de coeur = SOMA).
    Maintenant j’espère (sans trop y croire…) que Miyazaky saura laisser cette superbe série reposer en paix pour nous concocter un tout nouveau jeu aussi novateur que le 1er des « Souls » le fut à son époque.

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