Il y a d’abord ce titre, Phantom Thread, écho sublime à l’idée que Paul Thomas Anderson se fait sans doute du cinéma : un film est un fil (thread), dans tous les sens possibles. C’est-à-dire la ligne invisible qui suture l’ouvrage, mais aussi le fil conducteur de la pensée et le piège dans quoi le langage, les idées et les images se laissent doucement emprisonner – parfois, le terme anglais désigne aussi un filet. Ses derniers films sont ainsi faits que leur ligne se perd, et que le sens se décompose dans la grâce. Tous auraient pu s’appeler Phantom Thread, mais c’est à celui-ci que le titre sied le mieux. Pas seulement parce que son héros est un grand couturier, calque plus ou moins lointain de Cristóbal Balanciaga, mais aussi parce que le fil véritable n’a jamais été aussi spectral : il y a ici plusieurs films en surimpression, dont l’un finit par surnager et chasser les autres, comme un esprit chasserait les pensionnaires d’une belle et grande maison victorienne.

Le premier film prend sa source dans les années 1950 et au coeur de cette maison-là, celle de Reynolds Woodcock, créateur de vêtements dont l’environnement ouaté trahit partout le génie, la maîtrise et la névrose ayant poussé sur sa propre virtuosité. Dans cette fourmilière londonienne, temple de l’élégance et du bon goût, tout le monde s’affaire pour maintenir l’équilibre nécessaire à l’expression de son talent. Les couturières montent et descendent l’escalier dans un ballet continu, porté par la symphonie baroque de Johnny Greenwood. Le petit-déjeuner pris avec Cyril, la soeur du couturier, est un rituel mêlant confort et terreur : qu’on lui serve une pâtisserie sucrée, et Woodcock tempête au motif que le gras doit être à jamais banni de son régime. Cyril se plie à cette tyrannie de dandy maladif, éconduisant à sa place les amoureuses de son frère – somptueuses plantes, plus ou moins fanées -, et régissant le petit royaume de manière à ne jamais perturber le ronron de cette curieuse machine. Le film commence véritablement quand Woodcock s’en va seul à la campagne par un matin de brume, et commande à une serveuse a priori quelconque un festin délirant : oeufs, bacon, muffins, scones et surtout de la crème, beaucoup de crème. Le client et la serveuse, venue d’ailleurs (mais on ne sait pas où), se reverront un soir. Une histoire indue commence entre le très bel homme et la jeune femme, Alma, ilot de simplicité diaphane dans l’existence de son amant, lequel ne tarde pas à l’habiller, à la redessiner, à la réinventer.

Ce film-là s’apparenterait donc au biopic d’un styliste, ou plutôt de la mode elle-même. Phantom Thread fait mine de se lancer dans l’archéologie des critères contemporains du beau, montrant comment l’anorexie de quelque génie a colonisé le monde de l’opulence et du gras pour l’accorder à un idéal inverse. Il n’en sera rien : arrivée dans la maison Woodcock comme un chien dans un jeu de quilles, Alma entre peu à peu en résistance contre le règne de la sophistication. Cyril espérait qu’elle ne soit qu’un caprice passager de son frère, sans doute mû par la perspective d’anoblir le corps d’une campagnarde et prouver que tout ce qu’il touche se change en or. Mais Alma ordonne un soir au personnel de quitter les lieux, afin de vivre un romantique diner d’anniversaire avec Reynolds. Là, tout bascule : le créateur est désarçonné, il rage contre la cuisson des asperges, Alma lui rend sa frustration au quintuple. Nous voyons alors qu’un autre film a commencé, presque sans nous. C’est le vieux récit du dominant supplanté par le dominé, celui de The Servant, et donc celui de The Master. Anderson semble prendre le parti de l’ancien tyran, malmené, empoisonné par la graisse, hallucinant l’apparition de sa défunte mère tandis qu’Alma devient infirmière et bourreau. Nous allons voir Woodcock descendre des cimes, et regarder se fissurer son masque d’intouchable génie. Tout comme se fissurait celui du Master Lancaster Dodd, tombé sous le joug de Freddie, le plus fruste de ses disciples. Mais ce triste spectacle n’est pas le seul point d’arrivée de l’intrigue, loin s’en faut.

Il est heureux que tous ces récits compossibles jouent des coudes au sein de Phantom Thread. Sans cela, les signes seraient peut-être trop lisibles : il n’y aurait là qu’un bras de fer entre les forces du beau (évaporé, presque divin) et celles du gras, de l’organique et de la terre. Un combat féroce entre la soie et la viande, c’est-à-dire entre le peuple et la bourgeoisie, entre l’art et l’amour, entre le sentiment esthétique et la passion charnelle, tous drastiquement opposés. Mais le symbolisme sommaire est tenu à distance. D’abord parce que ce jeu d’analogies est mené avec un soin d’orfèvre par Anderson, affairé à inventer une pornographie subtile autour de la matière comestible, à en faire un spectacle qui serait une fin en soi : disons-le, on n’a jamais aussi bien filmé la cuisson d’une omelette. Ensuite parce qu’en définitive, la lutte entre les puissances de l’anorexie et de la boulimie finit par éclairer un autre duel, à la fois plus implicite et plus évident, qu’on avait presque laissé de côté tant il paraissait annexe : l’affrontement incessant qu’est le mariage. Enjeu d’abord fantomatique, la simple question de la possibilité du couple devient la grande affaire de Phantom Thread.

Mais si Anderson évite de sombrer dans la banalité d’un drame conjugal, c’est parce que le sujet est étrangement sublimé par les motifs de la nourriture, de l’ingestion et de la saveur. Car les personnages ne sont pas enfermés dans un schéma qui les réduirait à leurs comportements culturels et alimentaires, au sein duquel le styliste hautain incarnerait l’anorexie et la modeste serveuse le bon appétit. Woodcock, depuis le début, est pris dans un paradoxe : il lui arrive dans la même journée d’abhorrer le sucre et de s’offrir un petit déjeuner ogresque. La gourmandise semble poindre chez lui comme un saut d’humeur. Alma s’entête à cuisiner au beurre mais possède un corps frêle (auquel son amant entreprend même d’ajouter un peu de seins, par la magie du stylisme). Le goût pour les denrées grasses ou maigres n’est pas une chose tranchée ; on passe de l’un à l’autre au gré des humeurs : certains jours sont gras, d’autres ne le sont pas. En amour, c’est pareil : installé dans un ascétisme sentimental particulièrement céleste, le couturier descend parfois de ses monts raffinés pour s’offrir aux bras chaleureux de son épouse, au gré d’une étreinte d’amants ordinaires.

Tout l’enjeu du personnage de Woodcock est ainsi de savoir dans quelle mesure il est possible de s’abandonner à l’amour brut et onctueux que lui propose Alma. Car celui-ci reste tout du long à double-tranchant : le giron de la jeune femme est le lieu d’une radicalité implicite (l’amour franc, absolu, inconditionnel) qui se heurte brutalement à une autre – la quête de perfection esthétique de Woodcock. Se laisser aller au plaisir de l’amour aveugle et de l’omelette baveuse, c’est dire adieu au dandysme et à la discipline d’esthète ayant fait la gloire du créateur. La beauté de Phantom Thread est de suggérer, dans un soubresaut optimiste, que la vie conjugale policée et l’amour terrestre sont peut-être aussi les plus beaux des refuges pour celui qui, de toute manière, devait renoncer à la grandeur : condamné à se voir balayé par une nouvelle génération de hauts couturiers et par le nouveau diktat du « chic » (car au fond, tout créateur radical est appelé à se voir surpassé par un prochain pic de radicalité), Woodcock devait fatalement embrasser une autre vie. Reste à savoir si Alma peut raisonnablement la lui offrir, ou si son amour n’est autre qu’un guêpier invisible où son génie finira castré – un « filet fantôme », donc.

Anderson se garde bien de résoudre ce dilemme. Il s’agit pourtant, comme avec The Master, de questionner son propre rapport à la virtuosité, d’entrapercevoir la vacuité éventuelle de sa quête de maîtrise artistique. Lancaster Dodd était-il un maître ou un histrion grotesque ? Difficile à dire, mais l’épilogue de The Master désignait déjà le monde de la jouissance triviale (celui de Freddie, le benêt alcoolique) comme un possible horizon de salut. Le gourou déchu compensait son échec tragique en chantonnant un air mélancolique et en fumant une des cigarettes mentholées dont il fut friand, enfin délivré de ses absurdes hauteurs spirituelles. L’omelette aux champignons et les cuisses d’Alma, sur lesquelles repose la tête de Reynolds Woodcock, ont peut-être les mêmes propriétés que les cigarettes mentholées : ce sont des nourritures telluriques plus intimidantes qu’il n’y parait, car le génie qui ne parviendrait pas à s’en contenter est voué à s’effondrer avec son oeuvre puis à sombrer dans la folie ; ces nourritures sont, en vérité, sa seule chance de survivre. La splendeur du film d’Anderson tient à sa manière de tracer une telle esquisse personnelle sans pour autant s’engager, ni trancher. Si bien qu’il est possible de distinguer dans Phantom Thread le cauchemar vaporeux d’un créateur pulvérisé par l’amour, en même temps qu’un éloge du monde terrestre contre celui des grands esprits – à moins que l’on y voie simplement une fable vénéneuse retranchée dans l’éternel indécidable caractérisant le cinéma de Paul Thomas Anderson. C’est, encore un fois, une affaire de goût.

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