Certains livres violentent le regard et viennent rappeler sans ménagement que les images recèlent un pouvoir de transgression effrayant, qui tranche avec l’habitude ancrée de décoder mécaniquement des visuels maniables et policés. Rêve écarlate de Toshio Saeki est de ces livres-là, et l’effroi qui s’en dégage est tel qu’il ne reste que les secours de l’interprétation pour ne pas s’y abîmer tout entier.

Le projet qui traverse toute l’œuvre de Saeki, et qui apparaît dès les dessins du début des années 1970 rassemblés dans ce volume (le premier de ses œuvres complètes aux éditions Cornélius), est de s’emparer des règles de l’estampe érotique japonaise traditionnelle, pour mieux en raviver la puissance transgressive par la modernisation de ses motifs. Comment ne pas voir dans ces bakapoï, ces jeunes collégiennes sadisées par des démons masculins, une résurgence des courtisanes représentées dans les Shunga, images érotiques de l’époque Edo ? La reprise que propose Saeki de cette imagerie traditionnelle japonaise ne s’arrête pas aux motifs, et va jusqu’aux modes de représentation : il n’est qu’à voir la précision du dessin, ainsi que les aplats de couleurs pures, pour mesurer quelle influence l’estampe japonaise exerce sur lui. Mais l’effroi que produisent ces images n’est pas dû à un exercice de copie servile des grands maîtres : il s’agit plutôt d’un travail où la répétition des règles a d’emblée valeur de critique et de dépassement. Il faut ainsi revenir aux paradoxes qui nourrissent son imaginaire pour en comprendre la puissance.

Les Shunga, ou « images du printemps », désignent d’un euphémisme pudique des représentations très crues de l’acte sexuel, qui eurent un énorme succès dans l’archipel nippon à l’époque Edo  (XVIIe-XIXe siècles) : les personnages y sont représentés pendant l’acte amoureux, dans des postures outrées et des vêtements arrangés de manière à orienter le regard vers leurs sexes surdimensionnés. Ce qui s’y passe, c’est bien une transgression des règles sociales dont ces sexes sont les symboles. Dans L’Érotisme, Bataille montre que l’ordre social est fondé sur le travail, c’est-à-dire sur la promesse d’une activité longue et concertée, qui exige l’oubli et le silence des pulsions. Dès lors, la frénésie et la transe sexuelles doivent être interdites, expulsées de l’espace public et strictement confinées à l’intimité de la maison. De ce point de vue, représenter directement les chairs offertes dans l’acte sexuel revient à produire le vertige : mettre au jour des organes dont on ne sait pas si la fonction première est la reproduction ou la dissolution complète des forces dans le plaisir.

D’un autre côté, le désir sexuel ne peut jamais être complètement mis à l’écart de l’espace public : irrépressible, il est conditionné par la rencontre de deux individus. Il faut donc que la société tolère la possibilité de transgresser ponctuellement ce qu’elle a d’abord interdit – la dispersion en pure perte des énergies. Les Shunga japonaises, successivement tolérées et interdites, apparaissent paradoxales, puisqu’elles sont l’expression de plus en plus normée et codifiée, donc de plus en plus sociale, de ce que la société doit nécessairement cacher. Tout se passe alors comme si l’interdit produisait lui-même son propre revers, un espace imaginaire où s’expriment enfin des transgressions érotiques qui seraient inacceptables dans le monde réel, et qui tend à s’organiser de plus en plus au point de rassembler des individus de manière presque religieuse. Quelle est alors la place exacte de cet imaginaire ? Est-il une sublimation de la transgression, qui relie les individus dans un domaine quasi sacré, ou seulement une soupape inoffensive des pulsions, un imaginaire tellement codifié qu’il en devient socialement acceptable – à l’image de la pornographie aujourd’hui ? C’est à cette question essentielle de l’imaginaire érotique que répond le travail de Toshio Saeki. Toutes les images de ce livre reposent sur une opposition, avec d’un côté des jeunes filles prépubères, qui sont torturées, découpées, violées, poursuivies, souillées, profanées ; de l’autre, des êtres masculins hybrides qui, par les violences qu’ils font subir aux jeunes filles, se transforment en monstres et en animaux. La mécanique est simple : les bourreaux deviennent de plus en plus ignobles tandis que les victimes réapparaissent sans cesse, toujours aussi jeunes et belles, toujours aussi inviolées, malgré les cruautés qu’elles ont subies. Saeki ne reconduit ainsi les règles de l’imaginaire érotique japonais, et n’en approfondit la violence que pour réaffirmer le caractère sacré de la beauté. La profanation imaginaire ne servirait peut-être finalement qu’à prouver, sans cesse, la permanence de la beauté, qui échappe à toutes les préoccupations sociales. La beauté serait alors un phénomène qui n’apparaît complètement que dans la profanation imaginaire. Sans nécessairement souscrire à la dévotion quasi religieuse de l’auteur, force est de constater qu’il est assez rare d’assister à un tel culte du pouvoir transgressif de l’imaginaire érotique.

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