Huitième album de l’américain Daniel Lopatin, Garden of Delete sonne comme la synthèse (numérique, chaotique, quantique) de l’époque. De percussions MIDI en voix robotiques pitchées, de chorales synthétiques en arpeggiators saturés, « G.O.D. » est moins electronica nostalgique que pop formaliste, maniériste, baroque, ancrée avant tout dans la matière sonore, rendue presque aussi concrète qu’un bloc de béton ou un pic à glace frappant un zinc. De manière viscérale, organique, anxieuse, ce « jardin des effacés » (salon des refusés, art dégénéré ?) semble vouloir sortir de l’oubli et de l’évaporation les déchets et résidus, autant sonores qu’idéels, que notre surconsommation culturelle produit à outrance, et à perte. Apocalyptique, ce « Garden of delete » révèle et sauve l’inouï (au sens d’inentendu) de l’ostracisme historique pour le transformer et le sublimer en fleur mutante, tournoyante comme une pensée, et lui donner une nouvelle vie, une nouvelle enfance. Rencontre avec le passionnant Daniel Lopatin. 

Pour la promotion de ton nouvel album, « Garden of Delete », tu as inventé un groupe fictif « hypergrunge » du nom de Kaoss Edge, qui t’a accusé de plagier ses morceaux. Tu as même fait une interview avec son membre fondateur, Ezra, sur le faux blog du groupe. Comment t’es venue cette idée de teaser ?

Quand on fait un disque, il faut parfois attendre six mois avant qu’il ne sorte, et ce n’est pas très fun, alors je voulais être productif pendant ce temps. Et quand j’imagine un fan de ma musique, c’est à moi que je pense, en quelque sorte. Alors, je voulais me distraire moi-même, et en même temps offrir une sorte de récompense aux gens qui suivent attentivement mon travail. Sans imaginer que ça pourrait intéresser les gens qui qui ne me connaissaient pas. Mais par chance, ç’a été le cas. Je voulais le faire parce c’est comme un vrai travail artistique, presque aussi important que l’album : utiliser ces gimmicks stupides du marketing pour proposer quelque chose qui soit généreux, comme une récompense, à un niveau personnel. Mais je n’y pensais pas en faisant l’album, originellement.

C’est quand même très lié à ta musique, à l’histoire que tu racontes sur l’allbum.

Oui, c’est comme un oignon, avec des couches superposées de complexité qu’on enlève progressivement. Cela prolonge aussi la vie de l’album, hors des délais d’un projet pop qu’on jette après écoute. J’aime les objets culturels que tu regardes à 12 ans, que tu peux revoir à 30 ans, puis à 70 ans, et qui continuent de grandir, que tu continues d’aimer pour des raisons très différentes. J’ai essayé d’être aussi généreux que possible avec mes idées.

A quel point ce groupe et ces personnages sont-ils imaginaires, ou réels ?

Kaoss Edge regroupe différentes choses : c’est un groupe fictif, que j’ai inventé. Toutefois, mon collaborateur, Nate Boyce, qui est artiste, sculpteur et guitariste, avait enregistré des musiques qui me semblaient correspondre avec Kaoss Edge, alors je lui ai demandé de les utiliser. Les deux morceaux du faux groupe Kaoss Edge qu’on a mis sur soundcloud, avec un faux label, ont été composés par Nate Boyce. Mais tout mon album a été composé avant. Comme Ezra était le premier titre de l’album, avec ce prénom répété en boucle, on a utilisé ce nom pour le personnage d’adolescent extra-terrestre qui m’interviewe. Mais c’est une interview avec moi-même. Ezra est une sorte de composite psychédélique, un peu comme les images que génère le programme Deep Dream de Google, qui analyse les images, en répète les détails et crée de nouvelles formes à partir de ces premiers éléments, comme une table avec un bout de jambe, par exemple… Ezra est ainsi une sorte d’image distordue d’adolescent, composée de plusieurs sources, dont certaines sont très personnelles : quand j’étais jeune, j’ai été refusé par une université pour être scénariste et je suis rentré dans la spirale typique de l’étudiant qui prend des drogues psychédéliques, qui écoute beaucoup de musique, qui se prend pour William S. Burroughs, etc. Du coup, je voulais être journaliste dans la musique. Alors j’ai inventé ce gamin, Ezra, comme une sorte de doppelganger d’un souvenir très vague de mon adolescence.

Tu parles de William Burroughs. Est-ce qu’il y a une part de « révolution électronique » dans ton travail, dans cette manière que tu as de mélanger les sources, de créer un chaos qui soit aussi très stimulant intellectuellement ? Je pense à ces mots d’un ami, Olivier Lamm, quand j’écoute ta musique : « being constructively lost »…

« Constructively lost », c’est cool. Burroughs est important pour moi. Cette idée du langage comme un virus, c’est philosophiquement très à côté de la réalité à mon avis. Le langage n’est pas le meilleur moyen de décrire le monde, c’est juste notre meilleur outil, mais qui souffre d’évidentes limitations. Ecoute-moi juste parler… Ce qu’il a fait d’intéressant avec cette technique du cut-up c’est de dévoiler cette lacune spéculative du langage, en y plantant une seringue pleine de stéroïdes pour le transformer en alien, en imaginaire pur, en chaos. Il a retiré au langage sa dimension prosaïque et l’a emmené dans des espaces plus intenses qu’oppressants. Il faisait ses cut-ups à partir de livres, de journaux, parce que je pense qu’il avait une relation antagoniste avec le monde, et qu’il pouvait le transformer ainsi pour créer une forme purement idiosyncratique, une image plus ou moins sincère de sa vision du monde.

Il y a beaucoup de cut-ups sonores dans ta musique, en un sens. Est-ce une manière de dire que tous les temps coexistent dans l’éternité, et que tous les genres musicaux coexistent dans ta musique, qui serait ainsi autant une musique du temps (de la mémoire) que de l’espace (la (les) géographie(s)) ?

Oui, je ne vois pas de différence entre le futur et le passé. Pour moi ce sont juste deux fictions. Jouer avec cette matière est la meilleure manière pour moi d’être vraiment dans le présent. Parce qu’il faut sans cesse être un étudiant, sans cesse reconnaître le passé, pas à un niveau sentimental, mais à un niveau matériel. C’est ainsi qu’on crée de nouvelles idées. En reconnaissant que le passé n’est pas stable, on voit que le futur ne l’est pas non plus. On transforme ces idées du passé en nouvelles formes au lieu de croire en elles, on construit de nouvelles idées au lieu de vénérer les anciennes.

On dit souvent que pour connaître le futur, il faut regarder dans le passé…

Oui, c’est une idée à la Philip K. Dick…

Oui, c’est une idée très présente, y compris dans la culture la plus populaire. Le générique du début de Star Wars par exemple dit : « A long time ago, in a galaxy far, far away… »

C’est vrai… Une part de ma technique de composition est anthropologique, archéologique. J’aime les déchets, j’aime ce qui est rejeté comme anachronique, obsolète, car je crois que ces choses n’auraient pas dû être abandonnées, qu’elles sont plus importantes, ou au moins aussi importantes que tout ce qui remplit les livres d’histoire. On peut les utiliser dans une nouvelle approche des formes. A la fin, tout revient pour moi à une forme. Il ne s’agit pas juste de regarder en arrière avec nostalgie, mais de chercher de nouvelles formes, sans être limité par aucune technique, car il n’y a aucune raison de l’être. Je ne sors pas mes idées de nulle part, qui est une vision très romantique, old-school, du génie, et aussi, tellement insécurisante, car territoriale, comme une manière de dire : « Je dois posséder cette idée. Elle n’a été donnée qu’à moi, directement de la main de Dieu. ». Je pense que tout est dans un flux, tout a été partagé, ou volé, de tous temps.

Le changement est la seule constante.

Absolument !

Pourtant, tu as intitulé ton album « Garden of delete » (G.O.D.). Et on peut l’entendre comme un projet métaphysique, presque apocalyptique, ou post-apocalyptique. Ce « jardin des effacés » serait-il dans ce sens le jardin de ce qui a été rejeté, méprisé ? Comme une manière de révéler, de sauver, ces choses effacées par l’histoire ?

Oui, c’est un des aspects du disque. D’un autre côté, je deale avec beaucoup de pensées négatives, qui ont infusé le disque, comme une manière d’explorer des thèmes sombres de ma vie, de mon passé, de mon enfance. En essayant de me souvenir de mon enfance, je me suis aperçu que je ne me souvenais que de choses tristes, déplaisantes. Le « garden » est à ce titre un endroit productif, où les choses poussent, croissent. « Delete » renvoie davantage aux moments traumatiques. Ce jardin des objets effacés serait donc une manière de postuler que de bonnes choses peuvent advenir de scénarios traumatiques. De ces moments négatifs, on peut produire de belles et bonnes choses…

Il y a ce morceau intitulé « Child of rage ». Etais-tu un enfant en colère ?

Non, même si ça recoupe ce dont on vient de parler. « Child of Rage » évoque en fait de deux films : d’abord un documentaire pour la TV, puis une sorte de biopic (samplé en ouverture du morceau, NDR). L’un comme l’autre racontent l’histoire de cette femme, Beth Thomas, qui souffrait de « troubles réactionnels de l’attachement », se caractérisant par un comportement très violent envers sa famille, mais qui faisaient suite à un viol subi dans son enfance. Je me souviens avoir regardé ce film quand j’avais 18 ans avec mes potes, parmi d’autres films dans le même genre, parce qu’on trouvait ça juste marrant. Et quand je l’ai revu adulte, je me suis senti très honteux d’avoir considéré cette histoire comme de l’entertainment. Par ailleurs, je me suis aperçu que les deux films, à leur manière, était manipulatoires : ils faisaient le portrait de cette femme, quand bien même avec des éléments de sympathie à son égard, comme un personnage de film d’horreur, et le film de fiction devenait même une sorte de slasher movie. Donc, récemment, je me suis intéressé à cette personne, Beth Thomas, que j’ai recherché sur internet : elle est adulte, elle a une vie tout à fait normale et équilibrée, elle travaille en tant qu’infirmière en Arizona et elle défend les gens qui souffrent de ces troubles. Mais si je n’avais pas fait cette recherche personnelle, elle serait toujours restée pour moi dans ce vacuum où elle est caractérisée comme un personnage de film d’horreur…

Donc, ta musique s’inspire de tes souvenirs personnels, mais aussi de ton histoire en tant que musicien, comme des autocitations – notamment le morceau Eccojam, qui fait référence à tes productions sous le pseudonyme Chuck Person.

Oui, c’est un clin d’œil aux fans hardcore…

Mais tu as aussi beaucoup influencé la musique d’aujourd’hui avec ce projet Eccojams par exemple, qui a complètement initié un courant musical, « vaporwave ». Comment vis-tu cette influence ?

C’est bizarre, en fait. Je n’avais pas du tout anticipé les effets de cette musique sur les gens. Quand j’ai commencé le projet Eccojams, je présentais ça comme quelque chose de très simple, que n’importe qui pouvait faire, et j’encourageais les fans à produire ce genre musique, comme un exercice de cut-ups, à la William Burroughs, justement : prendre le travail de quelqu’un, et de manière très idiosyncratique, le manipuler pour se l’approprier. Et apparemment, c’est ce qu’ont fait les gens. Je n’écoute pas trop ça, je me suis beaucoup éloigné de ce courant.

En même temps, c’est une idée très puissante par rapport à la culture populaire d’aujourd’hui. Après la dématérialisation de la musique dans le flux, le stream, l’étape suivante semble  bien être son évaporation, sa transformation en nuages (clouds), en vapeur… Il y a une dimension alchimique là-dedans, comme un moment dans les cycles de dissolution et de coagulation.

En effet, la culture est en train de s’évaporer, c’est bien pour cela qu’il faut prendre une image de cette évaporation au moment où elle survient, sinon on l’oubliera. On a tendance à penser que l’évaporation n’est pas productive, que c’est la fin d’un processus. Mais on doit sans doute faire attention à toutes les étapes d’un processus de mutation.

A cet égard, quel effet, en tant que musicien, souhaites-tu produire sur tes auditeurs ? Ce courant vaporwave a accompagné les théories dites « accélérationistes », selon lesquelles la dissolution de la civilisation forgée par le capitalisme ne peut pas être combattue, mais doit être au contraire poussée plus vite et plus loin vers la folie et le chaos, grâce notamment à la technologie, soit dans une perspective libératrice, dans l’espoir d’une révolution, soit comme une pure destruction, car il n’y a pas d’autre issue…

Je suis familier avec cette théorie, mais je n’ai aucune accointance avec la vision « de gauche », révolutionnaire, qu’elle propose. Selon moi, cette théorie est intéressante en rapport avec une pensée plus générale du matérialisme. Tout formaliste est aussi en un sens un matérialiste. Parce que notre propos est d’élever la valeur d’un objet inanimé, et peut-être même de tout voir comme un objet, y compris les idées. C’est à 100% ma manière de travailler. Pour moi, un son et une idée ont la même valeur, sont égaux, ce qui permet de créer de nouvelles relations formelles, organiques, entre eux. Par exemple, si je me dis que cette chaise est dessinée autour de l’idée du corps humain, pourquoi dans ce sens est-ce aussi une sculpture abstraite ? On spécule sur un corps qui n’existe même pas. Le problème dans ces questions rhétoriques sur la technologie c’est qu’elles sont toujours conduites en rapport avec la productivité du design, avec une vision politique du design comme quelque chose qui va changer la société. Or je ne suis pas une personne qui réfléchit en des termes politiques, je n’ai pas vraiment besoin de design, mais de formes abstraites qui vont me permettre de créer de nouvelles choses. Je ne prête donc pas trop attention à ces théories, même si je conçois qu’il y ait des correspondances avec mon travail…

Oui, car tu utilises aussi des sons qui correspondent à des périodes de l’histoire. Chaque son évoque un moment historique, ou une géographie particulière. Je me souviens d’une interview de toi ou tu parlais de l’utilisation par Hollywood de musiques « exotiques » pour illustrer une présence extra-terrestre.

Oui, c’est exactement un exemple de la manière dont les sons peuvent devenir des idées, et les idées, des objets.  Dans une musique de film commercial, le choix le plus fréquent pour évoquer une civilisation extra-terrestre est en effet une musique exotique, une sorte de world music. C’est stupide et drôle à la fois. Mais une fois que nous avons repéré ça comme phénomène socio-culturel, nous pouvons utiliser ces sons avec une compréhension plus profonde de leur signification. Ils ne sont plus seulement des témoignages de leur culture d’origine : d’autres sociétés leur ont désormais donné d’autres sens et d’autres fonctions. Cela leur donne un potentiel signifiant et sensible beaucoup plus fort et cela rend la composition, avec ces idées, beaucoup plus excitante. Ils sont remplis de sens multiples. Les critiques qui parlent d’une musique en la décrivant simplement passent ainsi à côté de toutes ces dimensions phénoménologiques, culturelles.

Cela me fait revenir à ma question initiale : quel effet veux-tu produire sur tes auditeurs ?

Je veux générer de la variété, de la complexité. Je ne veux pas que mes auditeurs aient déjà eu une expérience de ce type de musique, même s’ils peuvent opérer des rapprochements ou des symétries, car c’est ainsi que l’histoire fonctionne. Mais beaucoup de gens sont en train d’écrire, de répéter la même histoire. Mon challenge est de créer une histoire qui soit la plus confuse possible, qui comporte plusieurs points d’accès, et génère de la variété. Générer de la variété est la chose la plus excitante dans l’univers. L’assimilation et la réduction sont les choses les plus tristes. C’est ce que nous faisons sur cette planète. Nous essayons de donner à chaque chose une place, une forme unique. Ce n’est pas comme ça que fonctionne l’univers. Je crois que nous luttons constamment contre l’univers. Alors, quand je fais ma musique, je crois que j’essaie de donner une image la plus honnête et la plus juste de l’univers. Je crois que tout ce que nous faisons, tout le temps, est une description de l’univers. Honnêtement, je pense qu’il y a une dignité là-dedans, dans le désir de donner sa vision de l’univers, en espérant qu’elle touche ou recoupe celles des autres gens. Mais je n’ai pas de « plan » ou de recommandations quant à la manière d’écouter mes disques.

Tu dis souvent que tu es un artiste de l’appropriation.

Oui, et c’est pour ça que j’apprécie la plasticité des outils numériques, parce qu’ils permettent de s’approprier les formes et de les manipuler très facilement. C’est pour ça aussi que j’encourage mes auditeurs à reprendre et retravailler la matière de ma musique. Je préfère d’ailleurs leur donner les pistes MIDI de mes compositions, plutôt que des pistes audio à remixer, parce que les fichiers MIDI sont un peu comme les os et les organes de la musique. C’est une chose très spécifique à partager : non pas se mettre à nu, mais carrément sortir les os de son corps. On vit dans un monde où il y a des échanges très complexes d’informations, d’idées, de matières, bien plus complexes qu’il y a quelques années. Alors, il faut accepter de perdre le sentiment de propriété, il faut accepter de partager et de se faire voler beaucoup de choses, et il faut rester cool avec ça, l’apprécier même.

Comment vis-tu l’expérience de musicien sur scène, quel plaisir y trouves-tu ?

Pour être honnête, je ne trouvais auparavant aucun plaisir à faire des concerts. Je me demandais même pourquoi je m’embêtais à essayer de relever ce challenge. Mais plus j’ai fait de concerts, plus je me suis intéressé à la dimension physique du son dans l’espace. C’est une expérience très puissante, que je continue d’explorer, et c’est pour moi comme la version primaire de ma musique, la plus élémentaire. L’amplification de ma musique lui donne de la puissance, de manière presque militarisée, ça relève d’une forme d’agression, et je crois que certaines personnes viennent parfois chercher cette déflagration. Même mes parents, quand ils viennent m’écouter dans un club de jazz à Boston. Ca ne relève plus vraiment de la musique, mais d’une forme d’ « infiltration ». Donc se pose la question pour moi de savoir comment « infiltrer » les gens avec ma musique de la manière la plus plaisante et stimulante qu’il soit. Il faut aussi que ce soit un plaisir pour moi. C’est pour ça que je demande toujours de grosses enceintes de retours, pour avoir autant que possible la même expérience sonore qu’eux. Je peux alors facilement recalibrer les choses pour que ça fonctionne. Mais c’est toujours une version très primaire de la musique, à la différence de la création d’un album. Faire un album, c’est un peu comme construire un navire dans une bouteille de verre : cela demande de la patience, de l’attention, de la précision. Le live, ensuite, c’est comme mettre ce bateau sur l’eau et espérer qu’il va flotter, et aller là où il doit aller…

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