Ce nouveau livre d’Adrian Tomine (Blonde platine, Loin d’être parfait) réunit six nouvelles dessinées autour de la tromperie, de l’illusion, de la désillusion, du handicap, du cancer, du harcèlement… La forme varie grandement, selon des principes narratifs et esthétiques chaque fois différents, qui multiplient points de vue et approches, mais le recueil est d’une cohérence exemplaire : son titre est celui d’une nouvelle éponyme, la dernière du livre, mais correspond à la thématique souterraine de chaque récit. Tomine y décrit toutes les impostures d’une société au sein de laquelle l’individu ne parvient pas à trouver sa place, trompé par les apparences, la culture, l’éducation, la fiction toujours tenace du rêve américain dont les promesses ne tiennent pas face au réel. La narration profondément américaine, elliptique et distanciée, sensible dans ses coupures et clinique dans ses observations, donne à voir la vérité de notre condition acharnée à vouloir être à tout prix autre chose que ce que nous sommes, à faire autre chose que ce qui nous occupe. À ce titre, la très lumineuse et pop Amber Sweet interroge davantage que le rapport des jeunes générations à la pornographie 2.0 : elle se fait la réécriture du fameux William Wilson de Poe, développant jusqu’à la fin l’angoisse du dédoublement et d’une identité qui nous échappe, avec toutes les ambiguïtés dans lesquelles laisse la dernière case (y-a-t-il vraiment eu un sosie ?). L’intrus, c’est finalement le triomphe du Bovarysme, c’est celui qui se glisse dans la peau d’un autre, celui qui n’est pas ce qu’il prétend être, celui qui se voile la face sur ce qu’il est vraiment.
Il n’y a pas – ou très peu – de place accordée à l’humour chez Tomine. Le comique est lui-même une figure de l’intrusion, puisqu’il joue un rôle, puisqu’il cache sa détresse derrière le rire, puisqu’il s’invente en permanence un personnage qui trahit sa déroute face au réel. Dans Amber Sweet, ce n’est peut-être pas un hasard si le personnage qui ment à l’héroïne ressemble à Adam Sandler. Pour Tomine, l’humour est une stratégie d’évitement qui nuirait à la sincérité de son entreprise. Il faut que les choses soient perçues frontalement dans toute leur violence et leur crudité pour qu’elles puissent être saisies pleinement. De cette façon, si on ne rit pas dans Les Intrus, c’est qu’il n’y a pas de quoi rire. L’auteur ne choisit pas ses sujets en fonction de leur potentiel émouvant, mais au contraire, c’est bien parce qu’ils l’émeuvent qu’il en fait le récit – et surtout parce qu’ils sont vrais. Dans son dessin comme dans sa narration, Tomine se fait un devoir de vérité dans laquelle peut être captée notre essence et ne voile donc rien derrière ce qu’il est parfois convenu d’appeler la politesse du désespoir. Symptomatiquement, le premier récit du recueil, Une brève histoire de la forme artistique nommée « Hortisculpture », est à la fois le plus drôle et le plus pathétique, et d’autant plus pathétique qu’il se rit des malheurs de son personnage. La nouvelle adopte elle-même les stratégies de l’imposture en donnant une forme comique à la destinée d’un loser – à son tour imposteur qui vole l’idée de toute sa vie à quelqu’un d’autre. Dans cette optique du faux-semblant, la nouvelle se développe à la façon d’un faux strip et imite même ses aléas d’impression (la plupart du temps en deux bandes noir et blanc, mais parfois en une planche complète tout en couleur, distinguant ainsi les publications régulières de la semaine et celles du week-end). Le motif du gag y est décliné sous des formes plus ou moins drôles, mais avec un arrière-goût toujours mélancolique. La fausse naïveté du dessin sert de tremplin à l’ironie tragique qui parcourt tout le récit sur le plan du voilement et du dévoilement : si à tous niveaux il s’agit d’une farce, c’est celle de notre aveuglement sur nous-mêmes. Hortisculture renvoie à un récit jumeau, Tuer et mourir. Tous deux donnent à voir l’image d’une existence faite d’ellipses violentes et radicales, à tel point qu’il arrive au lecteur de ne pas les percevoir d’emblée. Le temps se mesure aux non-dits déchirants qui se déroulent hors-champ et dont on ne perçoit que les effets indirects. Surtout, Tuer et mourir met lui aussi en scène l’humour – ou plutôt l’échec de l’humour – à travers le thème du stand-up auquel une jeune fille tente de s’exercer. Lorsque l’héroïne se met en scène en public, les réactions de l’auditoire sont indiquées dans une case ne contenant que des didascalies mesurant leur hilarité (ou non) : il est caractéristique que le rire soit relégué ainsi dans un hors-champ qui crée comme des carences dans la planche, comme des trous noirs par lesquels fuit l’hypocrisie pour laisser le personnage seul face à lui-même. C’est pourquoi dans le récit la question du comique occulte des tragédies beaucoup plus profondes mais irrésolues : une disparition, un handicap, un manque de confiance en soi, une peur panique du ridicule. La dernière bande, magnifique, renverse toute cette défaillance de l’humour et du mensonge par un simple geste d’une beauté inouïe donnant toute la mesure des liens qui unissent le père et sa fille. L’un et l’autre sont animés d’une même intention : ils se protègent contre les désillusions du réel – là où le comique ne ferait que les effacer provisoirement. C’est tout le mystère de Tomine et de certains auteurs nord-américains opérant dans cette même veine intime, et la magie inestimable de leur travail : le sens du geste juste, de l’image juste, du mot juste donne à leurs récits une puissance dévastatrice.
Et c’est peut-être dans ces quelques pages de bande dessinée que se loge le secret de toute humanité : il ne semble s’atteindre que par l’observation chirurgicale de la réalité, distanciée mais aussi organique, douce autant que tranchante. Le crayon trace à travers le quotidien le parcours d’un scalpel déchirant un rideau de larmes amères et chaleureuses. Ce qui se découpe alors de cases en cases et de nouvelles en nouvelles, ce ne sont pas des tranches de vie, mais bien plus : des tranches d’âme.