De quel monde parle le jeu vidéo ? Il est toujours délicat de trouver des jeux qui traiteraient concrètement de notre réalité, de notre environnement, ou du quotidien. Des jeux sur lesquels on peut compter pour refléter ce qui nous ressemble et rassemble. Des jeux next door, qui transformeraient en univers praticable cette vie en bas de chez vous. Dans une industrie plus que jamais mondialisée, ultra connectée, vanter les mérites d’une culture locale pour le jeu vidéo peut sembler une anomalie, même à l’heure du jeu indépendant. Depuis 2005, avec bientôt sept épisodes au compteur, cinq spin off et un film (par Takashi Miike), la série Yakuza est pourtant devenue la plus grande avocate malgré elle d’un jeu vidéo local. Sans tambour ni trompette, de la manière la plus naturelle qui soit, la saga mafieuse de Sega a capitalisé sur les ruines de Shenmue pour réaliser, en dix ans, une authentique et fascinante photographie du Japon contemporain. Elle a su bâtir une forme vidéo-ludique inédite, et mal comprise (culte chez elle, confidentielle en Occident), qui aurait de quoi servir pour une authentique mini-révolution du médium.

De retour pour un cinquième épisode distribué trois ans après sa sortie japonaise, Yakuza n’a jamais cessé d’être une fresque au réalisme lyrique, servant un éloge de la vie urbaine, pédestre et insulaire – à l’inverse d’un GTA qui préfère la pratique d’un espace mythologique, motorisé et ouvert nécessairement américain. Explorant avec un appétit fou des quartiers emblématiques du Japon : ici à Tokyo, Nagoya, Osaka, Fukuoka et Sapporo, le jeu piloté par Toshihiro Nagoshi s’est toujours donné comme objectif de sublimer l’ordinaire à la fois organique et immobile de la cité japonaise. Fidèle aux origines du polar qui a fait de la ville son espace privilégié, chaque carte de jeu est ainsi une miniature de biotope dense et vivant où on y préfère la marche aux voitures, et où le plaisir de retrouver les commerces, bars, restaurants où l’on a pris ses habitudes, compte parmi les plaisirs d’un épisode à l’autre.

Ce rapport à l’environnement, jamais un épisode de Yakuza ne l’a autant poussé qu’aujourd’hui, le jeu multipliant le nombre de lieux à visiter, et surtout les références à un ancrage, des traditions, des mentalités. Chaque ville est ainsi un prétexte pour disséminer des anecdotes sur les différences d’accents entre les régions, ou encore pour explorer la cuisine locale (élément truculent de la saga appuyé par de véritables photos des plats). On y parle de savoir-vivre entre Tokyo et Osaka, on nous raconte le passé de chaque endroit comme si on venait de s’y installer, les nombreuses quêtes en marge de l’histoire font rencontrer une population locale prise dans des tourments répondant de manière variée au personnage auquel est rattaché chaque ville – le jeu reprend ici le concept de l’épisode précédent : quatre héros pour quatre points de vue amenant à démêler les bouts d’un récit enchevêtré, mais en ajoute un cinquième jouable en binôme. Chaque jeu et plus encore cet épisode donne du sens à cette modernité urbaine, il décrit une histoire, des singularités, une vision du monde à la fois impressionniste et morale. Une certaine idée du Japon moins conservatrice que fidèle à sa philosophie ancestrale. Un regard sur l’évolution d’une société que le jeu observe en direct.

En situant le contexte de chaque épisode de la série l’année de sa sortie (ici en 2012, le jeu doit sa sortie tardive à la motivation des fans auprès de Sony), Yakuza permet non seulement de suivre des personnages qui, à l’image d’une série télé, vieillissent avec nous, mais qui évoluent aussi dans un monde proche du notre et également suivi en temps réel. Figure emblématique de ce rapport fascinant au temps, Haruka, fille adoptive du héros de la saga, Kazuma Kiryu, devient ici un personnage jouable, emmenant le joueur dans une carrière d’apprentie idol, où les combats de rue deviennent des battle de danse. Ce personnage, nous l’avons vu grandir (elle était enfant dans le premier épisode), nous le voyons désormais mis au devant de décisions pour sa vie d’adulte, forcé de résoudre des conflits le renvoyant à son histoire et sa famille.

Si tous les épisodes canoniques de la série ont su créer un background solide à ses personnages, ce cinquième opus va plus loin et transforme en enjeu narratif, émotionnel, psychologique et esthétique ce rapport au temps. Yakuza 5 est un jeu travaillé par le passé, où chaque protagoniste règle des comptes avec une histoire qui lui a échappé, quand on ne le lui a pas volé. C’est cet ancien joueur de base ball de Nagoya, au destin sacrifié par une magouille à l’instant où sa carrière débute par un home run d’anthologie ; c’est Taiga Saejima, frère d’arme du mythique Majima Goro (figure bien connue de la série, avec son patch sur l’oeil), qu’on retrouve après l’épisode 4 pour le suivre de nouveau en prison, puis en fuite dans les montagnes et à Sapporo, enquêtant sur un complot venu de loin ; c’est bien sûr Kazuma Kiryu, devenu chauffeur de taxi incognito à Fukuoka pour ne pas parasiter la carrière d’Haruka, et laisser s’envoler de leurs propres ailes les enfants de l’orphelinat dont il a la charge depuis l’épisode 3 – rien ne se passera comme prévu et il sera vite rattrapé par les inévitables guerres des gangs qui cimentent la série et le genre.

Complété par Shun Akiyama, probablement le meilleur personnage récurrent de la saga (devenu prêteur sur gage par accident à la fin de l’épisode 1, cet ex SDF se révèle un fin analyste du comportement humain, doublé d’un moraliste imbattable), le casting jouable de Yakuza 5 est d’une richesse à faire pâlir la totalité des jeux sortis cette année. Chaque récit est ciselé, vibrant, et vient s’articuler avec un ensemble de personnages qui créent un récit choral au service d’une idée. Derrière les complots, l’intrigue à tiroir, et les retournements de situations intempestifs qui font le sel de l’intrigue ; par-delà la question du passé qui sert d’enjeu partout et jusque dans la conscience d’un monde en mouvement qui a presque toujours été l’obsession du film de yakuza, le jeu questionne le devenir : comment trouver sa place ? Comment survivre à sa propre famille ? Comment ne pas renoncer à ses rêves ? Un mot que le jeu répète comme un mantra et qui résonne autant comme un droit à la seconde chance, qu’un plaidoyer pour la confiance en son prochain. Jeu de société, Yakuza est aussi jeu politique où tout n’est question que de valeurs, mélange de résidus féodaux et d’anarchie

Le film de yakuza a toujours joué d’une vibe mélancolique pour mettre en scène des grands récits du regret justifiant ou interrogeant le rôle de ses personnages dans une société en mutation. Yakuza 5, comme tous les autres épisodes, n’est pas un portrait à charge de la pègre nippone (rarement écornée, ni vraiment sublimée). Son incessant discours moral n’est jamais tranché, mais toujours gris : du moindre homme de main en passant par les PNJ ou les grands méchants de l’histoire, tous sont sauvés, car chacun à sa dignité et ses raisons d’agir, et toutes peuvent se valoir. Seuls ceux qui peuplent les innombrables bastons de rue n’ont pas les faveurs de cette forme d’empathie omniprésente. Car Yakuza reste d’abord un Beat’em all RPG, un jeu parfois archaïque dans sa conception, et loin des standards occidentaux de l’open world. Il faut toujours accepter ces limites pour plonger dans Yakuza (série qu’on peut prendre en route, chaque épisode propose si besoin un résumé de l’intrigue), et parcourir ce monde où le réalisme côtoie un univers entièrement dédié au jeu (les mini games ou activités par dizaines). Si Yakuza 5 est encore plein de défauts (progression parfois mal équilibrée, missions annexes foireuses, longueurs scénaristiques…), le jeu ne cesse en même temps de s’étoffer : les environnements sont des microcosmes plein comme un oeuf qui n’ont jamais été si proches du simulateur de quartier ; l’action, intense, gagne en variété avec des personnages possédant leurs propres techniques ; les relations sociales n’ont jamais été si poussées ; l’intrigue, les personnages, chaque mini-récit, trouvent par le récit choral une amplitude unique qu’un final au Tokyo Dome pousse vers un beau niveau d’incandescence que seul, peut-être, le dernier plan du jeu dépasse.

Yakuza pique ici et là à divers genres, se moque parfois, souvent, de la vraisemblance, et pourtant il en reste à chaque fois le souvenir d’un jeu différent et en contact avec la vie. Yakuza est une série noctambule, urbaine, qui aime la faune, les gens, l’alcool et le sexe. Pour sa générosité, son humanisme, son sens de la justice, sa conception sans concession de la liberté, son amitié pour les marginaux et les laissés pour compte, Yakuza est un jeu sans équivalent. Exotique et universelle, la série parvient à construire un rapport à un monde et au Monde. Elle invente sans cesse un jeu d’action du quotidien à la fois onirique et documentaire, que ce cinquième épisode, bancal mais génial, perpétue en l’attente d’une suite (prévue pour 2016), où Takeshi Kitano sera de la partie. C’est déjà le jeu de l’année.

1 commentaire

Comments are closed.