Objet de cinéma, le téléphone a rarement intéressé le jeu vidéo. Peut-être parce que le premier n’est que montage, et le second plan séquence, le découpage qu’il impose a priori par la séparation des espaces s’adapte mal à une action en flux continue où, au mieux, on se fait bombarder d’infos dans l’oreillette en bon soldat du FPS moderne. Tout restait donc ou presque à inventer pour qu’on puisse enfin se parler, loin des yeux, dans le creux de l’oreille, le regard vers le ciel.

Sans surprise, la réponse vient du côté de chez Telltale. Ou plutôt, ses enfants terribles : Campo Santo, jeune studio san-franciscan fondé par les auteurs stars de la première saison de The Walking Dead (Sean Vanaman et Jake Rodkin), accompagnés de pointures venues de chez Double Fine ou d’ailleurs. Surveillé depuis son annonce avec un tel pédigrée, Firewatch est un baptême du feu. Pour leur premier titre, l’équipe part avec un passif qui vaut comme ligne de mire et question : à qui incombe, vraiment, le génie de The Walking Dead ? Le handicap est doublé par le statut du jeu, représentant malgré-lui d’une seconde vague indé avec qui vient le temps de la confirmation, et des productions plus ambitieuses forgeant un nouvel espace dans l’industrie. Autant tuer le suspens de suite, le jeu est trop ingrat pour ne pas décevoir les attentes ou le voile de hype qui a pu flotter autour de lui. Démoulé probablement trop tôt, Firewatch est bancal, parfois inabouti ou mal conçu. Pourtant, quelque chose se passe en lui qui balaie ces limites. Un geste, une idée, une conception, des instants, une cohérence même, qui poussent le jeu vers un territoire pratiquement inconnu et où poussent ces titres qui font anthologie.

Avant de décrocher le téléphone, Firewatch débute comme un jeu textuel, presque un Livre dont vous êtes le héros. Vous êtes Henry, c’est le milieu des années 70, et vous rencontrez la femme de votre vie, Julia. Raconté au travers d’une série de moments clés et d’anecdotes, le jeu retrace en quelques moments l’histoire de leur relation. Le ton est à la fois tendre, grave et émaillé d’images symboliques volontairement naïves (elle veut un chien, des enfants, vivre sa carrière). Les années passent, leurs vies défilent, quelques interactions permettent déjà de diriger l’orientation du récit, et puis vient le moment décisif qui fait tout basculer et pousse Henry à être séparé de Julia. Nous sommes en 1989, débute alors la véritable aventure et le jeu d’exploration, aperçu déjà par bribes aux moyens d’un joli montage jouable intercalé durant la partie textuelle : abîmé par la vie, seul, vous acceptez un poste de garde forestier dans le Wyoming. Votre nouvelle maison sera une tour de guet, une firewatch.

L’art du découpage est une mécanique narrative dont le jeu vidéo ne sait souvent que faire, trop préoccupé par l’accomplissement des taches à accomplir et supposées donner corps au scénario. Dès son introduction poignante, Firewatch impose une lecture elliptique qu’il ne lâche jamais au fil d’un récit s’égrenant sur un été où les jours défilent parfois par lots. Cette construction façonne le jeu et place en son coeur sa dynamique et son image : l’absence. Firewatch est un jeu à trou, du manque et sur le vide. Un jeu de la séparation et de la distance, avec Julia d’abord, et surtout entre Henry et Delilah, l’autre présence humaine du jeu. Garde forestière veillant avec vous sur les alentours dans une autre tour, loin à l’horizon, elle est à la fois metteur en scène de nos missions (qu’elle suggère ou supervise), et spectatrice invisible, une relation lointaine et omniprésente. Elle est celle qu’on ne voit pas, mais qui peuple l’espace naturel de la forêt par sa voix. Elle est cet autre au téléphone, unique contact radio du jeu qu’on apprend à connaître dans une série de moments et de péripéties qui lient les personnages. Car s’il est question de découpage, de séparation ou d’absence, c’est pour rendre d’autant plus sensible ce qui reste et uni.

Si Firewatch est un jeu autour du téléphone, et comment unir deux personnages séparés, il est aussi un jeu sur le hors champ. Moins celui du jeu d’horreur qu’il fait pourtant miroiter, qu’un rapport vertigineux à l’espace et ses mirages, quelque part entre le délire paranoïaque du film de complot, et le film de fantôme décalé façon L’Aventura (un lieu hanté d’une présence). Gone Home proposait un principe en apparence similaire : un espace à la fois plein et vide (une maison familiale), qu’on explore et par lequel naît une histoire racontant celle des lieux au fur et à mesure qu’on l’effeuille. Mais à la différence du jeu de Steve Gaynor, Firewatch n’est pas, ou pas seulement (on ne peut trop en dire), construit autour d’un espace mnésique, d’une mémoire des lieux. Il est plutôt un endroit où les personnages, par leur double trajectoire intime, leur rencontre, et leurs aventures, vont se découvrir et déposer ici quelques choses d’eux-mêmes, de leur vie passée et présente pour (peut-être, on ne dira rien) tourner la page. La forêt, superbe et aux variations de couleurs permanentes, est ainsi un espace à la fois concret et onirique où tout se joue à la périphérie mais jamais sans elle ; dans ce qui déborde du cadre, ce qu’on ne voit pas, et qui entraîne autant le jeu vers la piste du genre, que la fable douce-amère voire tragique sur la vie. Plus qu’une ère de jeu, la forêt est le parcours réfléchissant d’un état d’âme. Un lieu, ou plutôt un espace insulaire, où tout n’est que traces et présences lointaines, ruines et fossiles en devenir. Un cimetière minéral et végétal où l’on dépose ses souvenirs.

Firewatch repose pourtant sur un équilibre périlleux. D’un côté comment nourrir les lieux et l’action d’un imaginaire : qui vous suit, qui vous surveille, un serial killer ou une équipe de scientifiques ayant transformé l’espace en laboratoire et vous en cobaye ? De l’autre, comment rythmer suffisamment le récit, éviter la redondance des dialogues ou des descriptions, et faire œuvre ? Si certains choix ou bizarreries de design surprennent (à commencer par l’utilisation des objets ou la carte en couloirs un peu rigides), Campo Santo arrive, au terme d’une révélation a priori mal fichue, à tout recouper et rarement s’égarer. Mieux, le jeu tisse et concentre brillamment ses enjeux autour du doute. L’une des grandes idées de The Walking Dead tournait autour de la confiance entre Lee et Clementine. Firewatch la déplace vers le mensonge. Un petit rien en apparence (un dialogue de Delilah), mais qui vient nourrir l’imagination, décupler la force du hors champ, et rendre plus complexe le rapport du joueur à l’autre. On sait la portée, toute faite mais décisive, du « will remember that » dans The Walking Dead. Si le principe est proche (marquer l’esprit du joueur), l’effet diffère par la relation exclusive et développée entre Henry et Delilah. Couplé à la trajectoire du personnage, qui se voit ainsi bouleversée par une donnée altérant sa perception de lui-même, le doute prend une dimension qui touche chaque ramification de son existence.  Et ainsi notre regard.

Pur jeu de conversation avec réponses à choix multiples en QTE importées de chez Telltale, Firewatch tient autant du jeu vidéo que d’une expérience littéraire hybride ou d’une pièce radiophonique expérimentale. Plus que pour sa partie exploration, parsemée autant de vision sublimes que d’approximations, il réussi à faire ressentir les plis du temps, les aléas d’une existence, et plus encore l’amertume du destin que nous écrivons. Le jeu se referme sur un bouleversant sentiment d’inachevé, une conscience rare dans le jeu vidéo d’embrasser une vie dans ses mensonges, ses non-dits, son inertie, ses accidents, son impuissance et ses moments inexplicables. Point de désillusion pourtant : retranscrite dans un moment et à travers un espace symbolique, poétique et émouvant, cette échappée aux allures de fuite est aussi une histoire de reconstruction et d’éveil. C’est beaucoup pour un premier jeu dont les faiblesses pourraient presque paraître comme des failles à l’image de son personnage.