Des derniers films de Clint Eastwood, Mystic River est sans doute le plus ample et le plus ambitieux : un pavé sombre et crépusculaire à mille lieues de la farce de vieux potache qu’était Space Cowboys ou des passionnants mais anecdotiques films de commande tels que Jugé coupable ou Créance de sang. Un quartier de Boston, trois ami d’enfance : Jimmy (Sean Penn), caïd sans envergure, Sean (Kevin Bacon), policier à la petite semaine, Dave (Tim Robbins), père de famille dépressif et sans horizon. Liés et séparés par une tragédie (Dave fut enlevé par deux sadiques sous les yeux des deux autres, vers dix ans), les trois se retrouvent vingt cinq ans plus tard mêlés à un nouveau drame : la fille de Jimmy est retrouvée assassinée dans un parc. Sean enquête avant que les soupçons ne se portent inéluctablement sur Dave. Ainsi mise en place (efficacité et limpidité : tout est exposé en un rien de temps), l’intrigue peut se laisser aller au flottement et à l’envoûtement purs : un long voyage en surplace dans les replis les plus obscurs de ce petit bloc urbain filmé comme un village hawksien.

Eastwood n’en aura jamais vraiment fini avec le western. Mystic River, dès l’ouverture (les trois kids gravent leur prénom dans une dalle de béton encore frais), s’inscrit dans une sorte d’espace mythique dont on sent bien qu’il n’a que très peu à voir, malgré les apparences (une trame idéale de téléfilm au long cours pour après-midi pluvieuse), avec les idées de réalisme sensationnel ou de complaisance mélodramatique que son sujet suggère. Bien vite, le socle de références attendues (l’Amérique des freaks middle class, entre les deux pôles absolument complémentaires que sont, par exemple, Twin Peaks et U-turn) est délaissé au profit d’une seule obsession : filmer le mal comme une sorte de lame de fond obscure, indicible, travaillant dans des profondeurs inatteignables. La façon qu’a le film de s’en remettre à une sorte de réalisme mythique (contenir toute émotion ou passion pour que ne restent que des signes abstraits ou symboliques en surface : la croix brillante dans la nuit du comparse du pervers au début, le plan des bad guys composé comme celui d’un film de Carpenter à la fin, derrière le bar) débouche sur un sentiment de hauteur et d’amplitude absolument sidérants, sans que jamais pourtant l’impact et la frontalité ne se voient céder le moindre bout de terrain.

Tout le style Eastwood trouve dans Mystic River une forme d’aboutissement : sa façon de ne rien lâcher, de tout traiter des ramifications les plus fines du scénario (le plan fatal de la femme de Jimmy, à la fin, devenue quasiment une sorcière mystique), tout en flottant dans une élévation suprême, quasi ascétique, faite de blocs lisses et cristallins. La scène où Jimmy sombre en expliquant qu’il ne parvient pas à pleurer est à l’image de ce grand film du refoulement, trouvant sa force inouïe dans un état de lyrisme surpuissant à force de contenance et de violence rentrée (le geste final de Sean vers Jimmy) : entre la douleur insondable de ses entrailles -l’eau noire et tragique de la rivière- et cette surface blanche, glaçante et minérale qui transit autant qu’elle hypnotise d’un bout à l’autre du film.