Faut-il punir un journaliste de la presse spécialisé sous prétexte qu’il ne sait pas jouer ? Vaste question, passablement grotesque, qu’on associe difficilement à d’autres catégories : a-t-on jamais entendu parler d’un pigiste ciné aveugle, d’un critique littéraire analphabète ou d’un chroniqueur musical sourd ? C’est pourtant un scandale comparable qui a secoué, en août dernier, la petite sphère du jeu vidéo. Echaudé par une critique assassine de son dernier titre, Space giraffe, le développeur gallois Jeff Minter s’est mis en tête de retrouver l’outrecuidant scribouillard en farfouillant sur le Xbox Live. Sa découverte fut de taille : à en juger par son score, le journaliste n’avait strictement rien compris aux mécanismes du jeu. Minter ne se priva donc pas pour l’incendier copieusement sur son forum. La situation aurait pu sembler cocasse si elle n’était pas si lamentable : même légitime, la réaction de Minter était ridicule et nuisait irrémédiablement à la réputation de son jeu. L’histoire soulève pourtant un problème intéressant. Le tout, ici, n’est pas de savoir si Dan Amrich, le scribouillard en question, jouait effectivement comme un pied. La réponse est évidente : il suffit d’une poignée de niveaux à n’importe quel innocent ayant compris les rudiments du jeu pour pulvériser son score. De toute évidence, Amrich ne savait pas jouer à Space giraffe. Aussi, plutôt que de faire son procès, demandons-nous comment un joueur expérimenté, un individu dont c’est au demeurant le métier, a pu passer à ce point à côté de la vérité du jeu.

On pourrait en premier lieu accuser le parti-pris old school du titre. Space giraffe, après tout, est une évolution du Tempest de Dave Theurer, un titre de 1981 dont le gameplay très particulier ne doit plus parler à grand monde à l‘heure des Call of duty 4 et autres Super Mario galaxy… On tiendrait là le coupable idéal, si d’autres titres à la patine retro, cousins de coeur de notre girafe de l’espace, ne jouissaient pas, pour leur part, d’un certain succès auprès des jeunes générations. Exemple : sur la même plate-forme, Geometry wars est parvenu à se faire une place de choix sur Xbox Live en revisitant les mécanismes de Robotron 2084, un classique de 1982. Comment se fait-il que Geometry wars brille là où Space giraffe échoue, alors que tous deux puisent leur inspiration dans l’âge d’or de l’arcade ?

Geometry wars est un excellent titre, développé par une équipe compétente mais qui se contente de copier le game-design de son inspiration sans en repousser les limites. Comme Robotron, Geometry wars s’apprend en moins d’une minute et permet à n’importe quel joueur de s’amuser, même à petit niveau. Space giraffe est un titre autrement plus opaque. Son histoire, tout d’abord, est très particulière. Loin d’être une lubie passagère, Space giraffe est l’aboutissement d’un processus de maturation engagé il y a bientôt quinze ans, Minter ayant déjà livré deux actualisations de Tempest avec Tempest 2000 (Jaguar) et Tempest 3000 (Nuon). En tant que tel, il développe, complique et modifie en profondeur les mécanismes du titre originel, au point qu’un joueur essayant de jouer à Space giraffe comme on joue à Tempest se retrouverait face à un mur. Ce qui, au vu de son score, semble être le premier problème rencontré par notre pigiste malchanceux. Le second problème, d’ordre visuel, est plus délicat. Space giraffe affiche une esthétique ouvertement hystérique, un déferlement psychédélique où le joueur, dans un premier temps, peine à trouver ses marques. La démarche est contraire à celle de Geometry wars qui tend à épurer son style graphique pour rendre l’action parfaitement lisible. Les choix de Minter, bien que discutables, font toute l’identité du jeu et servent efficacement un gameplay qui joue la carte du brouillage sensoriel. Cette esthétique provocante est de plus parfaitement raccord avec l’évolution de Llamasoft, la société de développement qu’il pilote depuis 1982.

Ses premiers émois, Minter les doit à Space invaders, Galaxian ou Defender, autant de shoots qui eurent une influence marquante sur sa production et dont il chercha, tout au long de sa carrière, à affiner le gameplay. Son premier titre, Andes attack, était la tentative d’un jeune programmeur pour porter Defender sur Vic-20. Gridrunner, un de ses titres les plus célèbres, lorgne pour sa part vers Centipede. Bien qu’il se soit illustré dans de nombreux genres, Minter demeure un disciple du golden age de l’arcade (1979-1985) dont les maîtres à penser sont Eugene Jarvis (Defender) ou Ed Logg (Asteroids). En parallèle de sa production vidéoludique, il a développé sa propre gamme d’applications graphiques appelée lightsynths (synthétiseurs lumineux), qu’on pourrait définir comme des générateurs visuels interactifs. Cette marotte, inaugurée en 1984 avec Psychedelia, n’aura cessé d’évoluer pour finalement intégrer le coeur de la Xbox 360 via Neon, le visualiseur musical de la machine. Juste avant le développement de Neon, Minter s’était par ailleurs lancé dans un projet financé par Peter Molyneux pour produire Unity, un hybride de shoot’em up et de lightsynth. Bien que le jeu n’ait jamais vu le jour, Space giraffe représente de toute évidence une revanche sur cette tentative malheureuse. Dès lors, on comprend mieux l’importance de Space giraffe pour son concepteur : en parvenant à fusionner les deux aspects de son travail, Minter a donné naissance au dream game qu’il portait en lui depuis des années. Un jeu brutal, résolument opaque, dont la lecture difficile dissimule de réelles qualités.

Bien que Minter proclame le contraire dès le tutorial du titre, Space giraffe est une évolution de Tempest. Dans les deux cas, le joueur pilote un vaisseau juché au sommet d’une toile vectorielle. Des monstres surgissent du fond de l’écran et remontent lentement la toile. Une fois parvenus au sommet, ils l’arpentent latéralement, désormais invulnérable aux attaques du vaisseau, puisque celui-ci tire vers le bas. Pour détruire ces monstres, le Tempest original offrait au joueur une smart bomb, le Super Zapper. Le Tempest 2000 de Minter ajoutait une capacité de saut pour faire le ménage en s’éloignant de la toile. Space giraffe introduit pour sa part le bulling, un concept révolutionnaire qui signe l’acte d’émancipation en bouleversant totalement la philosophie de Tempest.

Le bulling (ou ruade) permet sous certaines conditions de percuter les adversaires pour les envoyer voler hors de l’écran. Pour pouvoir ruer, le joueur doit maintenir active une partie de la toile appelée power grid (grille de puissance). Cette grille se superpose à la toile du niveau et apparaît en lignes pleines. Si le joueur n’agit pas, elle disparaît, mais différentes actions permettent de l’entretenir comme détruire un ennemi, sauter ou absorber un power up. Tant que la power grid est active, le joueur peut ruer pour détruire ses adversaires. Dans la pratique, le bulling est une mécanique hautement jubilatoire. Percuter une ligne remplie d’ennemis est un moment rare du jeu vidéo, une action si simple et pourtant si jouissive qu’on l’effectue simplement par plaisir. Elle permet également au joueur de multiplier son score, ce qui le pousse généralement à prendre des risques en laissant les adversaires s’agglutiner en haut de la toile. Space giraffe ne demande pas de dégommer bêtement tous les ennemis qui se présentent à nous : il faut apprendre à entretenir l’écosystème du niveau pour l’exploiter au maximum. Là où Tempest était une simple question de survie, Space giraffe est un jeu de gestion, une guerre de territoire fort délicate. Car si le joueur est assez libre de ses mouvements dans les premiers niveaux, de nombreux adversaires viennent bientôt envahir son espace vitale pour l’empêcher de ruer correctement, comme ces fleurs mortelles qui poussent à certains endroits du plateau. Tout contact avec elles détruit instantanément le vaisseau : il est donc nécessaire de s’en débarrasser ou, à défaut, de se tenir sagement à l’écart. Lorsque cinq ou six fleurs ont contaminé le plateau, le joueur assiégé est forcé de survivre dans un espace minuscule. Avant de prétendre jouer à Space giraffe, il faut donc être capable d’identifier les parties sûres de la grille et les éléments qui la constituent. Mais un dernier obstacle se dresse sur la route : en grand développeur sadique, Minter a voulu brouiller les sens du joueur en jouant sur l’ouïe ou la vision pour le déstabiliser et le pousser à la faute.

C’est peu de dire que Space giraffe est visuellement chargé. Le jeu utilise la dernière génération de lightsynth développée par Minter et l’observateur extérieur n’y verra généralement qu’une tache mouvante aux teintes tye dye. Il arrive des moments où rien n’est identifiable, où le plateau se dérobe sous vos pieds, où l’écran est saturé d’effets brouillant tous vos repères (le niveau 64 est conçu entièrement autour de cette idée). Certains adversaires, appelés feedback monsters, ont pour fonction principale de provoquer des distorsions visuelles quand on les agresse. L’effet varie en fonction du niveau et va du simple changement de couleur à l’effet de rémanence qui démultiplie les adversaires à l’écran. D’autres ennemis, comme les rotors, font pivoter le plateau de jeu à toute vitesse, forçant parfois à jouer hors champ. Ces tactiques peuvent sembler injustes autant qu’injouables, mais un joueur compétent saura généralement se débrouiller pour tuer la menace dans l’oeuf ou ramener le calme sur le plateau. Il lui faudra « sonder » le terrain en orientant son tir sur les côtés pour identifier chaque son, chaque bruit produit par une créature. Au prix d’un entraînement difficile, il parviendra à tracer la géographie sonore de la toile. Ainsi, un son de clochette trahira la présence d’une fleur et engage le joueur à être prudent. Un DANGER ! retentissant lui indiquera qu’un certain type d’adversaire vient d’atteindre le sommet de la toile. Space giraffe est un jeu cruel. Mais Space giraffe n’a rien d’arbitraire : il intime seulement de rester prudent sous peine de se voir débordé. A très haut niveau, c’est une véritable épreuve de résistance qui s’engage : le plateau tournoie dans tous les sens, des filtres improbables éclaboussent votre champ de vision, la toile entière échappe à votre contrôle. Mais rien n’est jamais impossible. Si vous parvenez à « lire » le jeu, si vous faites l’effort d’en comprendre le fonctionnement, si vous saisissez la main tendue pour le rejoindre là où il cherche à vous amener, vous serez récompensé au centuple.

A ce jour, Space giraffe est un four commercial. Minter avait pourtant investi toutes ses économies et tout son savoir-faire dans la conception du titre. Juste avant sa sortie, il tenait la certitude d’avoir accompli son chef-d’oeuvre. Tout le développement du jeu avait été réalisé à ses frais et il avait opté pour un prix de vente de 400 points (le plus faible du Xbox Live) dans l’espoir d’attirer les joueurs Xbox vers son étrange animal. A posteriori, beaucoup trouvent sa démarche incompréhensible. Comment a-t-il pu croire qu’un jeu aussi bizarre, aussi vicelard et obscur pourrait rencontrer un succès d’envergure ? Space giraffe semble avoir été conçu dans une bulle, une bulle talentueuse certes, mais parfaitement hermétique. Personne n’a filtré le contenu de ce jeu, personne n’a mené d’étude de marché pour voir s’il pourrait se vendre et c’est très certainement ce qui le rend si précieux. Soutenu par sa fanbase, Minter a fait le jeu qu’il avait toujours voulu faire. Le problème est qu’il n’intéresse personne. Alors pourquoi vous intéresser à Space giraffe ? Vous pourriez l’acheter par acte de résistance, par charité chrétienne, par snobisme, beauté du geste ou préciosité déplacée. Mais Space giraffe mérite mieux que ça.Qu’on fasse l’effort de l’apprivoiser et c’est une véritable épiphanie : rien de comparable n’existe à l’heure actuelle. Aucun élément de son game design n’a été laissé au hasard. Il est le meilleur représentant moderne du shoot’em-up occidental, une école clairsemée, pilonnée par l’armada japonaise, qui ne vivote guère plus que sur les cendres de Robotron ou d’Asteroids fardées au glow des années 00. Il est ce colosse vacillant, fragile mais bombant le torse, dernier soldat de la garde levant la baïonnette dans son uniforme violet et ses bottines de vinyle orange. Il est le petit tambour branché sur Fruityloops, incendie de lumière et bannière de néon dans la brume matinale, ruée de girafes lysergiques piétinant les paupières des bataillons ennemis. Il est peut-être, sûrement, assurément la chose la plus improbable et la plus réjouissante arrivée au jeu vidéo en cette année 2007.