Un simple coup d’œil à la publicité de Nike sortie il y a six mois suffit pour comprendre l’enjeu de Nike+ Kinect Training : deux jeunes se lancent dans un parcours d’obstacles bâti à la manière d’un jeu vidéo, enchaînent les niveaux au rythme des plateformes et des obstacles, puis affrontent Lebron James en guise de boss, avec un seul mot d’ordre pour finir : Game on, world ! La formule résume l’idée qui aura fait son chemin, non seulement chez les marketeurs de Nike mais aussi dans le milieu du sport en général : le jeu vidéo se substituant au sport au-delà de le copier (Wii Sports et Wii Fit), il faut désormais que le sport, comme moyen de consommation, fasse aussi coïncider le physique avec la sphère ludique, et s’équipe de ses codes pour pénétrer l’ère hyper-festive et connectée de notre époque, où le rapport permanent à l’autre est un moyen d’existence en soi.

 

L’idée toutefois n’est pas neuve. De l’invention du jogging, depuis les années 60, en passant par le développement du fitness dans les années 80, il est une ligne claire qui, au fond, ne pouvait déboucher que sur l’apparition de cette figure paradoxale et encore impensable il y a quelques années : le geek sportif – dont la dimension est tout à la fois éthique (rationalisation des moyens pour bâtir sa forme physique) et esthétique (culte de l’image de soi). Une figure que Nike tente bien de cibler avec l’utilisation acharnée du Kinect – mais c’est pas le seul. Le geek sportif peut ainsi de nos jours très bien s’équiper d’un fitbit pour calculer exactement le nombre de calories dépensées par la moindre activité, si insignifiante soit elle, planifier ses plans et parcours d’entraînement avec Runkeeper, ou encore se connecter et inscrire ses accomplissements sur Fitocracy, Facebook des runners et pratiquants de fitness. Ecosystème du geek sportif, la « fitocratie » fonde ainsi l’idée du sport comme la réduction de soi connecté aux autres. Et si le génie (et succès) de Nintendo avec la Wii fut d’initier la pensée fitocratique par l’intrusion du geste dans le jeu vidéo, on retiendra encore son échec, là où précisément Nike+ Kinect Training réussit. Tandis que le ludique d’un Wii Sports se place sous le signe du pitoyable démocratique qui efface toute idée de performance (quelques moulinets de bras suffisent pour y jouer), le jeu de Microsoft prononce le jugement à l’inverse impitoyable d’une caméra qui scrute le joueur de la tête aux pieds, le corrige au moindre écart et souligne chacun de ses efforts.

 

En passant du sport pour tous au sport pour tout, c’est un même mensonge qui dissimule deux vérités distinctes. Il n’a finalement jamais été question de sport avec la Wii, comme il ne l’est pas non plus tant que ça dans la pensée fitocratique, qui subvertit à l’utopie progressiste du sport une forme de valorisation médiatique et sociale où c’est l’image qui compte par dessus tout (d’où le recours du jeu à la marque et aux vidéos de sportifs professionnels de Nike+ Kinect Training). Dans cette optique, chacun des programmes d’entrainement du jeu de Microsoft défini en fonction des capacités du joueur est parfaitement conçu pour remplir ses objectifs et, surtout, pour encourager le joueur à chaque instant, que ce soit via la voix du coach, les défis en ligne ou encore la notification des progrès réalisés. L’excellence réelle de Nike+ Kinect Training réside ainsi dans son adéquation parfaite avec cette effroyable modernité, où l’on a besoin en permanence des autres, et dont la fitocratie n’est qu’un corollaire sans véritable conséquence, ou presque. Car pourvu que l’on se plie au jeu avec sérieux et que le corps affute ses sensations pour rendre le monde extérieur dérisoire, la grâce du sport permet précisément d’entrapercevoir une échappatoire, malgré tous les artifices déployés : c’est la vie du coureur de fond, solitaire et seulement à l’écoute de sa respiration, plongée dans le vacarme ambiant.