Bien sûr, il faut se réjouir à plus d’un titre de l’enthousiasme que suscite un peu partout Tabou, le troisième film de Miguel Gomes, depuis sa présentation à Berlin en février dernier. Tout comme il faut célébrer le succès qui, à sa modeste échelle, lui semble promis en salles. Il faut s’en réjouir, d’abord, parce qu’avec Tabou c’est au jeune cinéma portugais qu’on fait une place sous les projecteurs, lui qui est l’un des plus passionnants qui soient, et qui se cogne en ce moment même à une situation financière pour le moins alarmante. Ensuite, parce que Gomes lui-même fut l’auteur avant cela de films très beaux et singuliers – une poignée de courts puis La Gueule que tu mérites et Ce cher mois d’août, tous très recommandables. On devrait, enfin, se réjouir de voir réunis ici, cuisinés finement par ce film abordable et séduisant, des préoccupations, des motifs, qui travaillent depuis un moment le cinéma contemporain le plus affûté.

 

De fait, il y a beaucoup de bonnes raisons, aujourd’hui, d’aimer Tabou. Et le film, qui les connaît aussi bien que nous, nous allège la tâche au moment d’en faire la liste : impossible de les louper. Voilà un film qui, comme on dit, croit au cinéma, et entreprend de le ranimer en ranimant des vertus ramenées de son âge primitif. Un film tourné en noir et blanc et en 4/3, qui est à moitié un vrai/faux pastiche de cinéma muet, et qui emprunte à Murnau son titre, le nom de son héroïne (Aurora), et une paire de cartons (« Paradis perdu » / « Paradis ») qu’il se contente d’inverser. Difficile de faire plus contemporain que cette ambition, noble affaire de croyance ravivée dans les puissances originelles du cinéma, et qui a circulé entre les films récents de Weerasethakul, Raya Martin, Carax, et bientôt Brisseau, à sa manière. Ce film rigoureusement coupé en deux (autre signe de reconnaissance), cultive aussi, comme d’autres, un art très élégant et tout aussi contemporain de l’hybridation. Goûts lointains, imaginaires distants, s’y entremêlent avec un flegme raffiné auquel on est invité à donner le même nom qu’au crocodile qui, ainsi baptisé, flotte sur les eaux de l’affiche comme une carte de visite – le crocodile s’appelle dandy.

 

Tabou est, de bout en bout, un film dandy – chic, rétro, raffiné. Un film avec lequel Gomes est d’ailleurs plus fidèle que jamais à un goût, qu’il n’a jamais caché, pour le cinéma de Wes Anderson. Pour autant, sa manière et son inspiration sont bien portugaises. Quand il s’embarque pour le Mozambique pour puiser dans l’histoire coloniale du pays, il le fait au diapason du dernier film de João Pedro Rodrigues (La Dernière fois que j’ai vu Macao, plutôt décevant, qui devrait sortir courant 2013) ou de ceux, géniaux et pour l’instant cantonnésaux festivals, de Gabriel Abrantes. Surtout, rien ne le rend plus aimable que ce qui, ici, prolonge une humeur qui passait déjà dans les précédents films de Gomes, ou dans ceux de son compatriote et ami João Nicolau. Soit, pour le dire vite : un goût pour le récit, qui est d’abord un goût pour les personnages et, à travers eux, un goût pour l’aventure.

 

Dans nul autre cinéma aujourd’hui les personnages sont à ce point promesse de récit. En chacun d’eux il y a mille histoires en puissance (Gomes d’ailleurs revendique l’influence de la découverte, enfant, des Mille et une nuits), une cathédrale de récits aussi amples qu’anecdotiques, et dont la force tient précisément à ce qu’ils sont toujours narrés avec une nonchalance rigoureusement inverse à leur incongruité (au passage : il ne faut pas chercher ailleurs l’axe Gomes/Anderson). Magie de cet étrange lymphatisme poétique avec lequel surgissent les récits : il y a là une formule, mais au sens du sortilège – et son envoûtement doit beaucoup à cette tonalité toute portugaise des voix, qui les fait paraître à la fois blanches et chantantes. Magie : derrière la crise existentielle d’un trentenaire déprimé il y a un remake possible de Blanche neige et les sept nains (La Gueule que tu mérites). Magie : dans la campagne portugaise, il suffit d’épuiser les ressources documentaires des visages pour que surgisse, naturellement, la fiction (Ce cher mois d’août). Magie encore : un autre trentenaire s’ennuie à Lisbonne, et un simple mail le propulse, en mer, dans une chasse au trésor sur un galion pirate (L’Epée et la rose de Nicolau).

 

Chez Gomes, qui aime comme Nicolau les contes de fées, l’aventure est comme une princesse endormie, qu’une voix elle-même indolente réveille par désir de récit. Dans Tabou,il est question à un moment d’ « aventure endormie », et la structure-même du film est comme l’explicitation de ce programme. D’abord le film dort, à Lisbonne, dans une première partie qui fait le récit assez ennuyeux d’un trio de dames dont l’une, Aurora, a un secret. C’est à Ventura, le bien nommé, qu’il revient de prononcer la formule magique et de révéler le secret, qui tient en un mot : Afrique. Les dames n’en reviennent pas, écarquillent les yeux : Aurora a eu, en Afrique, une aventure – au double sens de récit inattendu et de rencontre amoureuse. Le film alors plie bagage, retrouve Aurora plus jeune en Afrique, conte l’aventure. Plus loin, tout au bout, cette seconde partie révélera qu’elle-même n’était qu’un voile derrière quoi se cachait une autre aventure, celle de la décolonisation.

 

Pourquoi alors, si le film suit avec tant d’application la formule qui nous avait charmés jusque-là, Tabou n’ensorcelle-t-il pas ? C’est qu’un philtre aussi puissant que néfaste vient rompre le sortilège : aussi séduisant soit-il, Tabou paraît bien raide et affecté par rapport aux précédents films de Gomes. Il lui manque ce sens de la flânerie qui faisait de Ce cher mois d’août un film certes moins bien habillé, mais autrement plus stimulant et audacieux. Sûr de ses effets et des charmes distillés par son bon goût, limite roublard par endroits, c’est au final le moins aventureux des films d’aventure, et tout l’inverse en cela de L’Epée et la rose, film de pirates en même temps que film pirate, film maladroit mais puissamment singulier. Difficile de puiser ici autre chose qu’un tableau avantageux du talent, bien réel, de Gomes (et au passage de Vasco Pimentel, fidèle ingénieur du son à qui il revient de sonoriser la partie muette), et de la finesse de son goût. Difficile de percer le voile de la direction artistique pour trouver quelque chose comme, par exemple, de l’émotion : pour qu’elle surgisse enfin, il aura fallu que le film pousse le volume à fond, dans un finale assez réussi de mélo hollywoodien soutenu par un chœur d’enfants africains revenu de Cobra Verde. L’émotion alors est réelle et en même temps factice, forte et pourtant très artificielle. C’est-à-dire à l’image d’un film qui, à la limite, n’a même pas besoin d’être vu pour convaincre de ses qualités, comme il n’est pas nécessaire de tourner les pages de ces beaux livres que leurs éditeurs destinent aux tables basses. Film élégant, impressionnant, et un peu vain à la fois – coffee table film. Le succès qui lui est promis, Gomes le mérite sans aucun doute, mais on peut regretter que ce vent d’enthousiasme n’ait pas soufflé aussi fort sur ses précédents films, ou sur L’Epée et la rose.