Pour l’artisan-adaptateur qu’est Joe Wright, Anna Karenine était un Everest aussi logique que risqué. Après le très bon Orgueil et préjugés, puis le moins réussi Reviens-moi, un destin à la James Ivory semblait lui pendre naturellement au nez – des films pris de haut comme ceux d’un décorateur doué mais sans génie, confis dans la littéralité de ses adaptations. Surprise : comme son héroïne, Wright prend ici la tangente, répondant par toujours plus de souplesse à la lourdeur du monument, comme une fourmi obstinée qui trouverait encore la place de danser sous une pierre. Le bon élève (qui lit tous les livres au programme) se fait cancre virtuose, formaliste foufou, cavalier impétueux, faisant muer sa mise en scène de maison de poupée en pure usine à images.

 

L’usine, c’est le théâtre désaffecté que choisit Wright pour adapter le roman et dans lequel il fait tout entrer : la gare, le champ, les bals, la maison des Karenine, Moscou, Saint-Pétersbourg. Il lui suffit alors de faire coulisser les décors en trompe-l’œil, de faire glisser les double-fonds, de tirer les rideaux sur autant d’intérieurs et d’extérieurs qui s’effritent et se recomposent sous nos yeux. Il faut voir cette ultime scène de paranoïa où Karénine croit que Vronski ne l’aime plus et où, enfermée dans une chambre d’hôtel tapissée de velours bleu, il suffit d’un rideau tiré pour qu’elle se retrouve sur le quai de la gare. Il y a autre chose qu’une ellipse dans cette brusque compression du temps et de l’espace, plutôt une sorte d’effeuillage fatal qui donne l’impression que tout se joue dans une boîte mentale, que fond et double fond s’agencent comme coulissent pensées et arrière-pensées, offrant à Wright de métamorphoser ses velléités de décorateur en tapisseries mentales.

 

Cette idée d’un théâtre où tout pousse par le milieu, de scènes où tout est déjà là, était déjà en germe dans la très belle ouverture d’Orgueils et préjugés (la présentation du joyeux bordel familial par les seuls allers-et-venues de Keira Knightley, en plan-séquence). Utilisé à plusieurs reprises, le procédé consiste à laisser glisser la caméra pour lui faire embrasser le décor comme on dévide un ruban – de temps, d’espace, de personnages. Cette valse ébouriffée, qui tient chez Wright de la pure effusion romanesque, n’a jamais été aussi précise, aussi assumée qu’ici. Sous le beau travail du copiste zélé, la passion (la lettre lue dans le secret, la perspective d’un mariage), toujours, menace : de faire se craqueler le décor, d’écheveler les jeunes filles, d’éparpiller les familles, d’enhardir un réalisateur. La réussite d’Anna Karénine est là, résumée dans le rouge qui, systématiquement (et comme souvent chez Joe Wright), monte aux joues de son héroïne quand elle vient de parler ou de danser avec un homme.