Je me souviens, à la fin des années 80, et au début des années 90, une très grande majorité des héros de jeu vidéo étaient blonds, coiffés en brosse éventuellement agrémentée d’un magnifique mulet ou d’un sublime bandana, et dotés d’une impressionnante musculature soigneusement épilée. C’était la mode de l’époque, qui touchait autant les jeux américains (Duke nukem) que les jeux japonais (remember Contra, Double dragon). Mais les temps ont changé. Alors que les années 2000 sont déjà bien entamées, une nouvelle race de héros est apparue, une mèche brune rebelle masquant discrètement le regard, le torse poilu-mais-pas-trop, et une barbe de cinq jours soigneusement entretenue. Sam Fisher a ouvert le bal avec des artworks annonçant le prochain épisode de Splinter cell et confirmant ses velléités transformistes après sa période barbouze boule à Z. On ne va pas citer tous les autres : Salem, l’un des deux mercenaires de Army of two, ou Hayden Tenno, l’homme au shuriken géant de Dark sector. Plus ou moins négligé, un peu clodo-chic sur les bords, le héros à mèche trouve son aboutissement et franchit définitivement le point de non-retour avec Ethan Thomas, flic-profiler autrefois propret et bien dégagé derrière les oreilles, qui désormais passe ses journées dans les pires troquets de la ville, à se saouler pour tenter d’oublier les événement traumatisants survenus dans le premier Condemned : Criminal origins.

Le teint blâfard, la barbe de quinze jours crasseuse, le cheveux gras et les yeux pisseux, Ethan Thomas noie son mal-être dans l’alcool après avoir triomphé d’un redoutable serial-killer copycat surnommé SKX (ce qui ne signifie rien de plus que « Serial-Killer X », je sens que vous êtes déçus). Pendant que notre misérable loque humaine discute avec son ami imaginaire, un double de lui-même affublé d’un masque de clown assez creepy, SKX refait son apparition, démontrant par là même qu’une balle à bout portant en plein visage ne suffit pas, dans les jeux vidéo, à vous faire goûter aux plaisirs d’un éternel repos bien mérité. Comme si cela ne suffisait pas, tout ce que la ville compte de clodos et de marginaux adeptes du crack, du bondage et du body-art, recommence à sérieusement péter les plombs et à massacrer tout ce qui leur tombe sous les poings. Dans un élan de générosité toute marxiste-léniniste, Ethan décide de reprendre du service – et un quinzième whisky coca – afin d’apaiser les souffrances de ces malheureux SDF berserks, rendus tout foufous par de mystérieuses machines à ultra-sons (!), en leur pétant littéralement la gueule à coups de barres à mine.

Pas de surprises, Bloodshot reprend peu ou prou les mêmes bases scénaristiques que Criminal origins : un flic, une ville en décomposition, des clochards psychopathes. On ne s’étonnera donc pas que ce second Condemned fasse l’impasse sur une mise en bouche suggestive qui dévoilerait progressivement les enjeux de l’intrigue, à l’instar du précédent opus. Dès les premières minutes de jeu, Ethan casse du clodo à la chaîne dans une arrière-cour à l’hygiène douteuse, puis entame, sans aucune forme de transition, une interminable descente aux enfers dans des sombres ruelles recouvertes d’une substance liquide noirâtre qui semble donner naissance à des zombies particulièrement vivaces qui explosent comme des grosses poches à pus dès qu’on leur assène deux ou trois coups de batte de base ball. Ambiance… On a connu le studio Monolith beaucoup plus sobre et subtil dans sa manière de prendre le joueur aux tripes. Et même s’il aurait été ridicule de faire durer un suspense de toutes façons passablement éventé par l’épisode précédent, ont peut difficilement nier que Condemned 2 ne fait pas franchement dans la dentelle : rien, mais vraiment rien, ne nous sera épargné au cours des premiers niveaux de Bloodshot. Un hôtel crasseux, la découverte morbide d’un cadavre atrocement mutilé, des méchants culturistes complètement frappés hurlant à la mort comme si on leur avait enfoncé un lance-flamme dans leur orifice le plus intime… Lorsque, coincé dans une usine de poupées kamikazes rembourrées à la TNT, le joueur se voit contraint de porter un masque à gaz qui réduit considérablement notre visibilité – déjà franchement limitée par une pénombre quasi permanente -, difficile de ne pas se demander si la manette ne va pas finir par nous tomber des mains, tant le jeu de Monolith se complaît dans la surenchère horrifique. Malgré la présence de nombreux checkpoints et un schéma de progression très dirigiste qui nous épargne de longues et pénibles errances désorientées dans les ténèbres, Condemned 2 n’est jamais très loin de la rupture, voire du divorce avec le joueur un tant soit peu sensible, dont les nerfs sont rudement mis à l’épreuve. Et pourtant, les festivités ne font que commencer.

Jusqu’à ce revirement étrange, une fois sorti de l’usine de poupées en flammes, alors qu’Ethan se retrouve dans une salle d’autopsie d’un commissariat. Exit les ambiances crapoteuses à la Silent Hill, retour des environnements grisouilles à l’esthétique aseptisée caractéristiques des productions Monolith, et de l’angoisse plus suggérée : une ombre suspecte qui traverse notre champs de vision, la vue qui s’obscurcit, une réalité qui se disloque petit à petit. Un petit tour du propriétaire, et rien ne se passe, que des bruits inquiétants et des silhouettes menaçantes, on se croirait presque revenu au début du premier Condemned. Pari audacieux, Monolith a commencé son jeu par le climax, un déluge d’atrocités en tous genres dans un univers cauchemardesque bien plus terrifiant que ceux proposés par les derniers niveaux restants. A partir de ce point de rupture, Condemned 2 se transforme en parc à thèmes, enchaîne les décors les plus divers et variés, sans vraiment se soucier d’une quelconque cohérence, à un rythme d’enfer qui ne nous laisse que très rarement de répit. A l’opposé de Criminal origins et de son schéma de progression parfois répétitif et atone.

D’une course poursuite mémorable contre une créature pour le moins inattendue, dans un cabanon perdu en pleine montagne, jusqu’à la visite terrifiante du repaire de SKX, Bloodshot n’est pas avare en moments forts et fait tout pour maintenir le joueur en haleine. Quitte, parfois, à se disperser et à tomber dans la faute de goût (le niveau du musée, faiblard, ou celui du théâtre, vraiment trop kitschouille), pour s’achever dans une grandiloquence qui évoque plus Half life que les grands classiques du survival-horror. On pardonne pourtant volontiers à cette intrigue portenawak qui finit fatalement par s’effondrer sous le poids d’une diversité qui tient plus du train fantôme que du récit fantastique tiré au cordeau. Peut-être, déjà, parce que Monolith a su apprendre des erreurs de l’opus précédent, notamment en ce qui concerne le gameplay. Le système de combat à mains nues ou à l’arme blanche s’est enrichi de QTE qui s’intègrent parfaitement à l’enchaînement des coups, sans donner l’impression d’assister à une cinématique vaguement interactive, et qui retranscrivent merveilleusement cette violence désespérée et hystérique caractéristique de la série. Les phases d’enquête, au cours desquelles Ethan recherche des indices avec son attirail de police scientifique, sont aussi moins guidées et obligent le joueur à utiliser ses capacités de déduction avec des QCM qu’on croirait tout droit sortis d’un jeu d’aventure old-school. Mais l’essentiel est sans doute ailleurs, dans cette capacité à tenir le joueur par les tripes sans jamais le lâcher, bien au-delà de petites améliorations sommes toutes assez anecdotiques. Les quelques heures passées sur un mode multi plutôt déplaisant auront d’ailleurs suffi à nous démontrer que les mécaniques de Condemned 2 ne se suffisent malheureusement pas à elles-mêmes.

Malgré quelques couacs scénaristiques et des baisses de rythme, Bloodshot s’inscrit sans peine dans la lignée des grands jeux proposant une expérience borderline, toujours sur le point de franchir les limites du supportable, mais sans jamais les dépasser. Alors que tant d’autres sont tombés au champs d’honneur (Forbidden siren, Silent Hill 4…), Condemned 2 suscite la sympathie par son côté foutraque : c’est un jeu qui fait tout dans le désordre, commence par la fin, change de visage quasiment à chaque niveau, prend le risque de perdre le joueur avant de le rattraper in extremis. Finalement plus proche de l’esprit forain de certains films d’horreur des années 80 que des cauchemards lynchiens à la Silent Hill – c’est à la fois sa force et sa faiblesse -, Condemned 2 est à l’image de son bad guy salement défiguré : un large, très large, sourire aux lèvres, qui fout vraiment les jetons.