« Les temps, comme les oeufs, sont durs, et la bêtise n’a pas de limites »… Séquence nostalgie : au cours des années 80, Jean-Luc Azoulay et Claude Berda (le A et le B de AB Productions) voyagent régulièrement au Japon dans le but de négocier les droits de diffusion des dessins animés les plus populaires de l’Archipel, afin d’alimenter le Club Dorothée. Parmi ces milliers d’heures de programme, achetées au poids, comme le prétend la légende, en tous cas sans le moindre discernement, se trouve Hokuto No Ken, rebaptisée Ken le Survivant. Face à la grogne des doubleurs, ulcérés d’avoir à travailler sur une série aussi amorale, et aux remontrances du CSA, les caciques d’AB lâchent la bride aux comédiens, autorisés à déconner plein pot, afin d’offrir un contrepoids humoristique. Résultat : une accumulation de jeux mots navrants prononcées par des voix criardes, en totale contradiction avec l’ambiance ultra-dramatique de la série, marquant toute une génération de téléspectateurs éberlués par ce cocktail contre-nature. Mais il y a fort à parier que même sans ce cabotinage, la série aurait mis les pieds dans le PAF : bien qu’originellement destinée à la jeunesse, Ken est une saga post-nuke mâtinée d’arts martiaux, qui accumule les combats sanglants, la technique du héros consistant à toucher les « points vitaux » de ses adversaires, ayant pour résultat de les faire exploser. Plus dérangeante encore, la propension des auteurs à montrer des massacres d’innocents et / ou des scènes de torture… Bref, arriva ce qui devait arriver : croulant sous les critiques, TF1 mit fin la diffusion de Ken et, à force de jouer avec le feu, Azoulay et Berda passèrent du statut de précurseurs, certes opportunistes, de la diffusion de dessins animés japonais en France, à celui de fossoyeurs du genre, toujours peu ou prou interdit d’antenne sur les chaînes hertziennes.

A l’origine du dessin animé, il y a, comme bien souvent au Japon, une bande dessinée, née dans un contexte particulier : l’âge d’or de Shônen Jump. Cet hebdomadaire de prépublication de mangas fut, au cours des années 80, la matrice d’énormes succès comme Dragon Ball, Olive et Tom ou Les Chevaliers du zodiaque, tirant, au plus fort de sa popularité, à 6 millions d’exemplaires. C’est en 1983 qu’y paraît le premier chapitre de Hokuto No Ken (« Le Poing de la Grande Ourse ») écrit et dessiné par Tetsuo Hara, qui se voit adjoindre rapidement l’aide d’un scénariste, le bien nommé Buronson. Sous l’influence de cet ancien militaire, que l’on devine méchamment réactionnaire – il a choisi son nom de plume en hommage à l’expéditif justicier moustachu et est, par ailleurs, l’auteur de polars ouvertement racistes et misogynes comme Strain -, la série prend son envol : conçue au départ comme un Bruce Lee meets Mad Max, elle s’oriente vers le récit de la vengeance de Ken, précédemment laissé pour mort par son rival, qui s’est approprié du même coup sa dulcinée. Ce premier story-arc bouclé, le scénariste va donner toute sa (dé)mesure en confrontant Ken à ses anciens condisciples, notamment son frangin Raoh, le monde dévasté du futur étant devenu le terrain de jeu d’une poignée de gros bras en quête d’Empire. Buronson témoigne dans ces pages d’une morale toute personnelle (et très discutable) : les bads guys aux tendances génocidaires sont en réalité des durs au coeur tendre, le pire salopard étant ici susceptible de s’amender sous l’influence rédemptrice des poings vengeurs de Ken, qui puise sa force dans l’amour de son prochain. Bref, Jésus avec des couilles ! Le tout servi par le dessin outrancier de Hara, exagérant jusqu’au grotesque la musculature des combattants, aux trognes boursouflées et aux cous de taureaux. Une manifestation d’art brut(e), pour paraphraser Jacques Sadoul, premier éditeur de Ken en français, qui confessait ne rien comprendre à la série, même après traduction.

Désireux de relancer la popularité de Ken à l’occasion des vingt-cinq ans de la série, Buronson et Hara viennent d’initier la production de plusieurs longs métrages, dont la sortie s’échelonnera jusqu’en 2010. L’Ere de Raoh est le premier d’entre-eux : bénéficiant d’un character design remanié et de légères modifications scénaristiques – principalement l’ajout d’un personnage féminin, dont on se serait volontiers passé -, le film se veut une relecture de l’oeuvre originale, zappant la première partie pour entrer directement dans le vif des rivalités entre les condisciples de Ken, culminant avec le combat contre Souther et le sacrifice de Shu, sans conteste l’une des scènes les plus marquantes de la saga : enchaîné à la pierre du fait d’une immense pyramide, cet ami de Ken est forcé, par un odieux chantage, de la porter jusqu’au sommet puis de se laisser écraser sous elle… Rien de neuf, donc, sous le soleil radioactif, sinon l’indigeste mélange de mièvrerie et d’ultra-violence dont les Japonais ont décidément le secret, d’autant que l’oeuvre n’a pas vraiment profité du passage sur grand écran pour voir son animation améliorée. En dépit de ces défauts, L’Ere de Raoh emporte pourtant le morceau, à la manière de John Rambo, le personnage de Ken étant devenu au fil du temps, au-delà de ses outrances, l’incarnation flamboyante et jouissive d’une idée simple (la revanche du faible sur le fort). En clair : un mythe moderne.