En mars dernier, Le Monument des bourgeois de Calais, œuvre monumentale de Rodin, quitte son socle devant l’hôtel de ville de Calais pour un périple de quatre mois à Rome. Abîmée par les intempéries, le climat humide et l’air marin, la sculpture s’en va pour un lifting réalisé en public à la villa Médicis, dans le cadre d’une gigantesque exposition sur Rodin et les influences italiennes. Le 5 juillet, c’est une œuvre finement retapée, repatinée qui retrouve son socle originel.

Pendant la durée de cette restauration, et afin de ne pas traumatiser une population calaisienne très attachée à son Rodin, le musée des Beaux-Arts et de la Dentelle, sous la houlette de la très dynamique Annette Haudiquet, met en place une série de manifestations destinées non pas à combler l’espace laissé vacant par Le Monument, mais à reposer à d’autres artistes les questions auxquelles Rodin a lui-même été confronté : qu’est-ce qu’une œuvre publique ? Comment répondre aux contraintes d’espace public et insérer au mieux une sculpture dans la ville ?

C’est en 1885 qu’Omer Dewavrin, maire de Calais, décide de commander une œuvre forte symbolisant l’histoire de la commune. Calais connaît alors un changement fondamental : la fusion de la petite bourgade d’origine médiévale avec la commune de Saint-Pierre-les-Calais, en plein essor économique. Dès lors, Le Monument des bourgeois, représentant la scène historique d’Eustache de Saint-Pierre et ses compagnons se livrant avec les clefs de la ville au roi d’Angleterre Edouard III afin de sauver le reste de la population, devient le vecteur de l’identité même du vieux Calais voué à la disparition. Pendant dix années, Rodin, heureusement soutenu par le maire, se voit contraint de remanier sans cesse sa sculpture face aux exigences du comité de sélection. Les problèmes d’emplacement de l’œuvre, de hauteur du socle, de coût, tout comme la manière de représenter une œuvre dédiée aux gens de Calais, sont essentiels. En 1895 Le Monument -compromis entre les deux parties- est inauguré au milieu des rancœurs généralisées faisant les gorges chaudes des journaux locaux qui titrent : « On a transformé nos Bourgeois de Calais en nègre. » Jusque dans les années 1930 la ville traîne cette affaire comme un boulet.

Plus de cent ans plus tard, Les Bourgeois sont eux-mêmes sauvés d’une lente et certaine désintégration par l’équipe d’Antoine Armager, spécialiste des restaurations de groupes en métal, qui a déjà sévi au musée Rodin à Paris. Reconstitution de la patine, des fissures, des microscopiques crevasses, le tout en public et devant les caméras d’Alain Fleischer chargé de conserver un témoignage de ce voyage de santé. Le film, qui sera achevé cet automne, est passé d’un 27 minutes à un film de plus d’une heure ; rêveries autour du Monument dont les mouvements des corps, la multiplication des points de vue renvoyant à une multiplicité de sens sont éminemment cinématographiques.

Dernière commande publique faite par la ville de Calais a un artiste : l’exposition Point de vue, du Britannique Richard Wentworth, regroupe une série de photographies, toutes réalisées dans les rues de Calais, qui s’attachent à mettre en avant de petits détails insignifiants. Cartes postales représentant Le Monument des bourgeois de Calais issues des archives municipales, avec graffiti, commentaires décalés, correspondance entre Rodin et Dewavrin, ou encore des photographies floues du Monument sur l’échafaudage de 4 mètres devant l’atelier du sculpteur à Meudon (voir illustration) ; suggestion d’un socle ambitieux dont Wentworth a réalisé une copie fidèle située sur la place de l’hôtel de ville de Calais, juste « à côté » du socle du Monument de Rodin. Le 5 juillet dernier, cet échafaudage de l’artiste britannique a accueilli pendant quelques secondes l’œuvre de Rodin, halte infime avant que les treuils et la grue n’emportent Les Bourgeois à la case départ, entre fleurs et gazon propre, sous les éclats de la fanfare municipale et des badauds.