Piano préparé, spectacle multimédia, performance électro, messe électrique et « click’n’cuts » : promenade sur tout le spectre des musiques contemporaines à la deuxième semaine (relire le compte-rendu de la première semaine) du Festival Why Note, à Dijon.

Le piano trône sur une minuscule estrade au fond de la pièce, soigneusement désossé et toutes cordes apparentes, à la manière d’un écorché immobile dans une classe de sciences naturelles. Le couvercle du clavier est fermé. A aucun moment il ne sera ouvert : « J’ai arrêté de voir le piano comme une succession de touches noires et blanches », explique Tisha Mukarji, au point de ne plus du tout utiliser cette interface naturelle pour en tirer des sons. Tenue décontractée, assise en tailleur devant l’instrument, dos au public, l’artiste commence sa performance en forme de séance de torture pianistique et de détournement utilitariste des entrailles de la bête. Coups, crissements, raclements, jeux sur la réverbération et la résonance : avec les doigts, des baguettes ou des morceaux de ferraille en tous genres, elle soumet méthodiquement et calmement le piano à des expérimentations en tous genres, semblant chercher son chemin dans la petite jungle sonore qu’elle en tire, improvisant la suite au fur et à mesure des effets qu’il lui offre de plus ou moins bon gré. Dans un décor totalement déthéâtralisé (lumière naturelle, bruits de fond des adeptes du bar de l’Athénéum qui prennent leur déjeuner à quelques mètres de la salle, spectateurs entassés, allers et venues autour d’une porte qui grince), à deux mètres de l’artiste pour les plus proches, on a parfois moins l’impression d’assister à une performance improvisée qu’à une opération chirurgicale de haute précision, la musicienne apparaissant comme un médecin concentré et silencieux au chevet de son piano malade. Si cette proximité permet de satisfaire la curiosité du spectateur qui, confronté à une ambiance sonore inattendue, se demande forcément « comment c’est fait », elle démystifie aussi complètement l’exercice, au risque de lui enlever une partie de sa magie, laquelle se tient évidemment dans le mystère et l’obscurité : il ne se passe pas grand-chose sur la scène, les micro-gestes de l’artiste et son maintien immobile un peu décevant contrastant avec l’étrangeté des objets sonores non identifiés qu’elle tire de son piano. On se demande si l’effet visuel, qui n’est sans doute pas sans importance dans l’impression générale procurée par la performance, n’aurait pas été plus intense avec un piano à queue (ce que semble confirmer Tisha Mukarji lorsqu’un spectateur lui demande, à la fin du concert, si une surévélation du piano droit d’une vingtaine de centimètres ne serait pas un peu plus confortable pour elle) ; à défaut, on ne peut que fermer les yeux, s’enliser dans son fauteuil et laisser venir à soi les images mentales (fractures, boules de billard en fonte s’entrechoquant, coques de rafiots rouillées en train de se lézarder, masses ferrugineuses en perdition dans l’espace) suscitées par les étranges sonorités produites par l’artiste.

Pierre Geoffroy, showman chez Jodlowski

Lifetime value : le titre du spectacle multimédia conçu par Pierre Jodlowski (et présenté le même soir dans la grande salle de l’Athénéum) ne fait pas mystère de sa dimension éminemment politique puisqu’il désigne (« non sans un certain cynisme », précise le compositeur), « la valeur économiquement calculable du temps de vie d’un individu ».
L’idée fondatrice du spectacle, celle d’une marchandisation croissante de l’individu qui modifie complètement son rapport aux autres, à son environnement et à lui-même, fleure ainsi bon les théories marxiennes et lukacsiennes sur la réification, laissant craindre un propos légèrement didactique. Mais plutôt que de jouer la carte du symbolisme lourdaud qu’aurait pu appeler pareil terreau théorique, Pierre Jodlowski a choisi de mettre l’accent sur la mise en scène du rapport de l’homme à son environnement par le geste et la conjonction de celui-ci à l’image et au son. C’est ainsi comme un véritable showman que l’admirable percussionniste Pierre Geoffroy apparaît dans la première partie du tryptique, Time & money : sur des images de synthèses de Vincent Meyer projetées sur écran (une pièce de un euro fragmentée, des chiffres en cascade parmi lesquels on se balade comme dans un ciel d’étoiles numériques), il semble se débattre avec le son (électronique, anonyme, venu de nulle part) dans une performance qui relève autant de la percussion que de la chorégraphie. Allégorie de « la solitude de l’homme face au système », cette première partie, la plus surprenante et, peut-être, la plus réussie de l’ensemble, installe une confrontation extrêmement efficace entre les deux pôles (au sens à la fois visuel et sonore) du spectacle : Geoffroy, musicien de chair et d’os, producteur de son « visibles », identifié et identifiable d’un côté, l’électronique, froide, invisible et agressive de l’autre. Une électronique dont la sophistication se voit opposer, ironiquement, une introduction et une conclusion rudimentaires frappées sur une simple table en bois munie d’un micro, comme un pied de nez du musicien se réappropriant l’espace sonore après l’avoir perdu. Et à la fin du spectacle, il signe, réellement (avec un stylo gratté sur la table) aussi bien que symboliquement. Remarquable. On sera moins convaincu par la deuxième partie, Labyrinthe, présentée comme une « stigmatisation du rapport individu-collectif » dans le monde néolibéral, malgré l’admirable prestation de l’ensemble belge Ictus, dirigé par Georges-Elie Octors (l’une des formations européennes les plus actives sur la scène des musiques nouvelles, à qui l’on doit notamment des enregistrements du In C de Riley, du génial Drumming de Reich, de pièces de Harvey ou Aperghis et, à la croisée des chemins, d’une collaboration avec le groupe de jazz Aka Moon) ; une réserve due, peut-être, à la froideur répétitive (quoique pas inefficace) de la vidéo d’Alain Josseau, et à la conjonction moins aboutie entre les différents médias impliqués. People / time en revanche, troisième et dernière partie du tryptique, sur une vidéo de Pascal Baltazar, emporte l’adhésion par sa construction extrêmement élaborée, par la réussite de l’imbrication images / musique (doublée d’astuces de mise en scène plutôt bien vues, comme ces réveils inauguraux posés sur la scène par les musiciens avant leur installation) et par la puissance du « jeu » sur le temps (le temps comme notion, comme expérience, comme objet de manipulation) qu’elle illustre et incarne à la fois, à tel point qu’on n’ose regarder sa montre lorsque le spectacle s’achève.
L’Australie, l’autre pays du bruit

Quatre étapes cette année dans le tour du monde en une soirée de l’actualité des musiques amplifiées dont est coutumier le Festival, du plus local (deux groupes issus de la scène bourguignonne) au plus global (Anthony Pateras et Robin Fox, arrivés tout droit d’Australie – cf. photo) : après la prestation exigeante et convaincante (quoique desservie par une mise en scène brouillonne et pas forcément utile) des jeunes musiciens de l’ensemble Actem la veille, axée sur la musique contemporaine (Kagel, Kurtag, Sciarrino), le changement de décor et de perspective (exploration des limites instrumentales du silence d’un côté, plongeon dans le bain du bruit brut de l’autre) est radical. Après un set électro peu original mais diaboliquement efficace du duo bourguignon Absent, on installe sur la petite scène du bar de la Vapeur une batterie, quelques micros, une basse, un Fender Rhodes, un Revox et, surprise, de magnifiques timbales dont on se demande un peu ce qu’elles viennent faire dans une prestation étiquetée « avant-rock ». Sur le bourdon enveloppant de la bande magnétique, Bertrand Pizzato (aka « Génie 80 ») et Benoît Kilian développent une sorte de triple messe ésotérique en crescendo absolument envoûtante où se mêlent l’énergie sourde et légèrement crasseuse de l’électricité et la pyrotechnie impressionnante et organique des percussions. Première partie : Pizzato triture doucement mais sûrement sa basse tandis que Kilian s’acharne de plus en plus vigoureusement sur des timbales qui évoquent un peu les tambours d’une cérémonie tribale ; malgré un dosage parfois incertain de l’énergie déployée, la montée en puissance est époustouflante et emmène jusqu’à un climax dont la redescente coïncide avec le début de la deuxième partie. Abandon de la basse et des timbales, passage au Fender Rhodes et à la batterie : la musique se fait plus proche du jazz et des musiques improvisées, Kilian se démenant sur ses cymbales avec une intensité et une fougue libertaire qui n’est pas sans rappeler certains sets déments d’Edward Perreau ; Pizzato, lui, désarticule avec soin un piano électrique de plus en plus abstrait et violent. Troisième partie : retour au Revox et apaisement général sur une tournerie aux balais que viendra finalement couvrir la guitare électrique. Pour une création, c’est un coup de maître ; on sent chez ce duo la présence implicite d’une palette de possibles (dans l’équilibre entre acoustique et électrique, dans l’utilisation de nouvelles percussions, dans le déploiement dans le temps) qui laisse augurer de lendemains infiniment excitants.
A suivre. Les australiens Anthony Pateras et Robin Fox (curieux look à barbe blonde qui fait irrésistiblement penser à un ZZ Top rajeuni), eux, n’en sont pas à leur coup d’essai : en quelques dizaines de minutes, ils donnent un aperçu ultra-dense et impressionnant de leur musique électro-acoustique improvisée et survoltée, mix agressif et ludique de voix travaillées, de bulles en cascade et de traitements oscilloscopiques ébouriffants. Auditivement saisissant, le show ne manque pas non plus d’attraits visuels : Pateras embouche régulièrement un petit tube flexible pour se triturer la voix et la passer à la moulinette de la petite ménagerie matérielle installée sur la table (une sympathique jungle de câbles, de bidules analogiques et de minuscules boîtiers en empilade) et travaille volontiers le son au corps à partir d’objets physiques (tout un morceau sur les chutes et raclements d’une pièce de monnaie sur la table). Un aperçu éprouvant et vigoureux du talent de ce touche-à-tout surdoué, aussi à l’aise dans la musique écrite qu’improvisée, pianiste, compositeur de musiques de films, partenaire occasionnel de John Zorn et label manager efficace (Synaesthesia, sous l’étiquette duquel est sorti son album Coagulate avec Fox en 2003, s’est imposé comme l’un des moteurs majeurs de la création expérimentale sur la scène australienne et, surtout, comme une impeccable plate-forme de diffusion vers le monde). Fin de parcours plus légère avec Vladislav Delay, finlandais passé maître dans l’art du click’n’cuts : une musique faite de cliquetis électroniques et de textures évanescentes qui vont, viennent, repartent sans jamais durer, comme de la vapeur sur une vitre ou une vague écumeuse sur une plage. Ca groove, certes, mais sans jamais être appuyé ; influencé par le dub et le jazz (il est lui-même batteur), son univers semble attiré par le minimalisme et l’ambiant beaucoup plus que par la musique de dancefloor, pour laquelle il a aussi commis quelques faces (sous divers autres noms). Une sorte de soupe frémissante de sons organiques et méticuleuse, presque vaporeuse, pas du tout hésitante devant le silence et le blanc, deux éléments qu’elle s’intègre résolument en signant par là, à rebours de certaines tendances contemporaines au remplissage comme paravent, sa parfaite modernité.

A écouter :
– Tisha Mukarji, D is for Din (Creative Sources / Metamkine)
– Absent, Absent (autoproduit)
– Anthony Pateras & Robin Fox, Coagulate (Synaesthesia)
– Vladislav Delay, The Four quarters (Huume), Mutila (Chain Reactions), Entain (Mille Plateaux)

Voir sur le web : le site de l’ensemble Ictus, celui d’Absent, celui d’Anthony Pateras et celui de Vladislav Delay.

(Re)lire le compte-rendu de la première semaine : Why note 2005 : Cris, kazoos et harcèlement – part.1