Matsuo Suzuki, figure majeure du théâtre d’avant-garde japonais, est à Paris pour présenter Le Journal d’une machine. Dans cette pièce grotesque et fantastique, une professeur de gymnastique se transforme en femme-robot et un monstre mangeur de testicules habite dans un étang. Un événement qui ne concerne pas seulement les amateurs de théâtre mais aussi les cinéphiles puisque Matsuo Suzuki est également le réalisateur d’Otakus in Love, film-culte des fans de mangas et d’animés japonais. Dans la distribution, on retrouve Anne Suzuki, qui commença sa carrière dans le film de Shunji Iwai Hana et Alice, et qui est l’une des plus prometteuses jeunes actrices japonaises.

 

Chronic’art : Vous avez d’abord commencé par dessiner des mangas avant de devenir metteur en scène de théâtre…

Matsuo Suzuki : A l’université, je dessinais dans une association de mangas. Tous mes copains avaient un meilleur niveau que moi. Au lycée, j’étais le plus doué mais à la fac, il n’y avait que des as. J’ai commencé à me poser des questions sur mon avenir. Il y avait également dans ma fac un club de théâtre qui répétait Le Crime de la baie d’Atami de Tsuka Kohei. L’ambiance était très décontractée et l’humour de la pièce m’a impressionnée. Parallèlement aux mangas, je m’intéressais aussi à l’univers des comiques, j’ai pensé qu’un nouvel horizon s’ouvrait à moi.

 

Quels comiques vous inspiraient ?

Je regardais beaucoup de films hollywoodiens. J’adorais  Chaplin, Buster Keaton, les Marx Brothers, John Belushi, Steve martin, et, en commençant le théâtre, Jim Carrey. Dans ma chambre, tout seul, j’imitais leurs mouvements en regardant des vidéos. J’aime bien les jeux d’acteur excentriques et burlesques. Je voulais mélanger leurs performance à l’art théâtral japonais. C’est ce qui m’a poussé à monter sur scène.

 

Vos pièces étaient-elles influencées par la situation sociale ou économique du Japon ?

Pas au début, mais finalement je me retrouve à décrire le racisme, la discrimination, la pauvreté, la violence sociale ou celle interne aux familles. Je m’intéresse justement à débloquer le rire sur certains sujets. Bien sûr, il y a aussi des gens qui détestent mon univers.

 

Quel type de personnes rejette votre travail ?

Ceux qui cherchent un côté savant et esthétique au théâtre et pas quelque chose de trop grotesque. Il y a deux genre de public au Japon : ceux qui aiment le théâtre raffiné et ceux qui sont attirés par l’art de l’interprétation et vont voir des comiques. J’essaye de mélanger les deux pour créer une sorte de chaos sur scène.

 

Vous insistez souvent sur la honte de jouer en public…

Ça relève de de mon caractère. Au début je dessinais des mangas et j’aimais mimer les comiques tout seul dans ma chambre. Je suis très timide et ça m’a demandé beaucoup d’efforts pour jouer en public. A Tokyo, j’ai visité des petites salles où je voyais tout le monde s’épanouir sur scène. Un peu comme dans le kabuki, ils soulignaient les moments de tension ou d’extase. Moi je voulais plus de réalisme et je me demandais pourquoi, au moment de dire les répliques importantes, ils se mettaient face au public. Je suis très allergique à ça. L’envie de monter sur scène reste pour moi quelque chose de très honteux. Je pense que si j’oublie cette honte, je vais perdre une dimension essentielle de mon art.

 

Vous mettez donc vos comédiens dans des situations inconfortables…

Dès qu’il me semble qu’un acteur commence à s’épanouir dans son jeu, je l’arrête. Moi, je veux le malheur des comédiens. Il faut qu’il y ait une sorte de peur et d’affrontement absolus à jouer au théâtre. Je pense qu’il y a une sorte de malheur dans le fait d’accepter ce métier, et c’est cela qui brille parfois sur scène.

 

Votre théâtre se caractérise par des éléments fantastiques. Dans Le Journal d’une machine, il s’agit d’un monstre qui habite un étang et d’une femme-robot…

D’autres personnes mettent très bien en scène des intrigues hyperréalistes. Comme j’étais totalement débutant, lorsque je suis arrivé à Tokyo j’ai cherché une façon de me distinguer ; il me fallait une arme. Partant de mon expérience de dessinateur, je me suis dit que peu de gens arrivaient à représenter la logique propre aux mangas. J’ai alors commencé à imaginer des situations inconcevables sur scène.

 

Comment avez-vous eu l’idée d’une femme qui préfère devenir un robot ?

Davantage encore que devenir une machine, je crois qu’il s’agit d’une forme d’attirance à se soumettre à la volonté de quelqu’un d’autre. J’ai caricaturé cette envie qui est enfouie chez chaque personne. J’avais au début écrit cette pièce pour Hairi Katagiri qui est une actrice au visage un peu dur et sculptural.

 

Elle évoque le personnage de Maria de Metropolis

J’ai également pensé à Shin’ya Tsukamoto le réalisateur de Tetsuo. Le Journal d’une machine a été aussi adapté en série télé et c’est Tsukamoto qui reprenait le rôle que j’avais créé sur scène. Il était vraiment très excentrique.

 

Comment avez-vous choisi Anne Suzuki ?

Je l’ai croisée plusieurs fois au théâtre et nous avons des amis communs. Elle possède une énergie particulière et j’aime beaucoup son attitude face à des défis théâtraux. Là, elle va devoir interpréter des scènes d’amour assez poussées et je suis sûr qu’elle va affronter cela courageusement.

 

Anne, quel rôle interprétez-vous dans Le Journal d’une machine ?

Anne Suzuki : Sachiko, une jeune fille victime d’harcèlement de la part de ses camarades de classe. Elle a été sauvée par sa prof de gym et travaille dans une usine tenue par deux frères. Le plus jeune l’a violée et l’aîné, se sentant coupable, l’a épousée. Elle a une personnalité assez confuse : elle n’est jamais claire dans ses paroles et est un peu translucide. C’est un personnage abstrait qui n’arrive pas à imaginer qu’on peut décider soi-même son destin. C’est pourquoi elle se laisse embarquer dans des situations improbables. Voilà la base du personnage, mais elle va évoluer au cours de la pièce. Lorsque la prof de gym arrive dans cette famille, elle va changer la métaphysique de chaque personnage.

 

Est-ce un rôle physiquement éprouvant ?

C’est vrai qu’après chaque représentation, je suis couverte de bleus. En plus mon costume ne permet pas que je porte des protections. Il faut dire qu’il y a une sorte de pression intérieure : je dois construire un personnage très introverti et morbide qui finit par exploser.

 

Matsuo Suzuki nous parlait de la honte de jouer sur scène : comment cela se manifeste-t-il dans sa direction d’acteur ?

Elle est très originale en ce qui concerne les expressions de visage ou les tics. Par exemple, il empêche tout ce qui relève du code théâtral conventionnel. Il demande à ce que l’on fasse trembler une partie de notre corps ou empêche que l’on se tienne de façon trop théâtrale. Il nous demande de dire les répliques importantes dos au public, ce qui est pour moi très révolutionnaire. Un jour, il m’a dit que l’état psychologique idéal était de ne pas avoir envie de monter sur scène pour jouer Le Journal d’une machine.

 

L’un de vos premiers rôles au cinéma est Hana and Alice (2004) de Shunji Iwai. On a l’impression qu’il a filmé directement le quotidien de deux adolescentes…

En fait, c’était très précis, il y avait un storyboard et on répétait beaucoup. A la fin, Shunji Iwai a dit qu’il avait eu l’impression de tourner un documentaire animalier. Yu Aoi et moi étions trop jeunes pour vraiment contrôler le jeu d’actrice, le réalisateur et le caméraman devaient tout le temps calculer pour s’adapter à nous.

 

Vous avez dernièrement tournée The Egoïsts de Ryuichi Hiroki…

C’est un réalisateur très exigeant qui s’aperçoit tout de suite lorsqu’on est dans la fiction. Il nous arrêtait immédiatement, mais c’est très difficile pour moi de jouer sans jouer. Comme il ne donnait pas non plus beaucoup d’indications, je me sentais vraiment le dos au mur.

 

Vous semblez aimer vous mettre à l’épreuve…

Je ne déteste pas. Mais pendant que je suis dans cette situation, je me demande pourquoi j’ai bien pu accepter ça. Je me dis que j’aimerais trouver une sorte de paix, profiter du beau temps et faire des piqueniques. Je me mets dans une telle situation de défi que je passe mon temps à fixer le sol et, dans le métro, j’ai peur des gens. C’est à chaque fois une très grosse pression.

 

Quels sont vos projets de retour au Japon…

D’abord un court métrage avec Ryuichi Hiroki pour les téléphones portables. En automne, je vais participer à la pièce Musashi de Hisashi Inoue, mise en scène par Yukio Ninagawa, un géant du théâtre japonais. Nous partirons même en tournée à Singapour.

 

(merci à Aya Soejima)

 

Le journal d’une machine
Texte et mise en scène de Matsuo Suzuki
Jeudi 25 et vendredi 26 avril à 20h00 / Samedi 27 avril à 17h00
A la Maison de la culture du Japon (Paris)

 

Du 30 mai au 1er juin 2013, Yukio Ninagawa viendra à la MCJP représenter Corbeaux ! Nos fusils sont chargés ! de  Kunio Shimizu