Rafman est né en 1981 à Montréal, il a fait des études de philosophie et de littérature avant d’obtenir son diplôme à l’Institut des beaux-arts de Chicago. Il commence à aller sur Second Life en 2008 pour s’obliger à écrire. À l’époque, il fréquente un cercle de philosophes et un type qui prétend être un ancien d’Action Directe. Rafman pense faire un film à partir de leurs dialogues. C’est en arpentant la plateforme à la recherche d’autres acolytes qu’il commence à s’intéresser à la faune du deuxième monde. D’abord en flâneur, puis en observateur de plus en plus médusé par l’étrangeté des mœurs et des constructions qu’il découvre. Quand on l’interroge sur son premier film, Kool-Aid Project, Rafman évoque la tradition des explorateurs du Nouveau Monde et cite Walter Benjamin, l’attention qu’il recommande de porter aux détails et aux cultures marginales pour comprendre une société. On retrouve cette approche microscopique dans tous ses projets. Le choix de Second Life est aussi esthétique. Sur SL, l’artificialité est transparente, le graphisme est suffisamment rudimentaire pour rappeler que chacune des formes qui le compose a été générée par des ordinateurs. Ce monde montre la façon dont il est fait. Ensuite, c’est un site développé par les utilisateurs eux-mêmes : SL est un monde de l’imaginaire, les premières choses qui y sont apparues ont été créées par des gens qui ne les trouvaient pas IRL. Enfin, c’est un territoire qui a déjà une histoire : quand Rafman débarque, la plateforme existe depuis cinq ans. La première vague des pionniers a été suivie par une armée d’entrepreneurs, d’agents immobiliers et de marchands d’avatars bien décidés à se faire des Lindens, la monnaie locale. Cette confrontation entre l’espace libre et l’espace marchand a marqué la géopolitique de SL.

Deuxième vie
Pour se balader à l’aise, Rafman choisit Kool-Aid Man, un avatar gratuit que le site met à la disposition des petits nouveaux. Avec Kool-Aid, il endosse la figure du candide : un bibendum rempli de la fameuse boisson rose, avec un sourire béat et des glaçons à la place du cerveau. L’idée de pouvoir être confondu avec d’autres visiteurs fait partie du projet, même si c’est probablement la seule carafe que vous verrez marcher comme un pingouin désorienté vers l’horizon. Rafman semble avoir pris beaucoup de plaisir à explorer la géométrie de SL et les limites du logiciel, à commencer par le flying mode, qui est probablement l’invention la plus géniale après la téléportation et le mode transparent. Il goûte aux joies du out mapping*, se remplit de sentiment océanique devant une mer pixélisée et salue les dieux de SL, les algorithmes qui mettent l’infini à la portée des carafes. Ce projet est aussi une célébration des subcultures qu’il découvre dans le deuxième monde. Kool-Aid danse avec des furries* dans des fêtes technos, partage un narguilé géant dans un club de fumette, et se fait prendre par un dragon SM dans un donjon. Au moment où il enregistre ces séquences, Rafman sait qu’il assiste à la fin d’un âge d’or. SL se dépeuple, les parcelles dont les loyers ne sont plus payés disparaissent avec tout ce qu’elles contenaient : villas de rêve, bunkers survivalistes, boutiques de lingerie virtuelle, QG de partis politiques et îlots de sectes New Age. Le mur de Facebook répond mieux aux nouvelles règles de la dramaturgie : unité de lieu, temps réel, surveillance amicale.

Upload à Arcadie
Dans Second Life, Rafman avance en archiviste et en collectionneur. Il observe la façon dont l’histoire resurgit, s’amuse de voir les pyramides côtoyer l’Acropole dans ce qu’il appelle un Las Vegas du passé, et séquence les décors de ses prochaines fictions. Les explorateurs ont tous le même vice, il ne faut pas oublier que Rafman fait partie des premiers surfs clubs qui ont largement pillé la culture geek, fétichisé les GIFs et l’esthétique MS Paint*, en s’appropriant les créations de dilettantes anonymes. Il est aussi un des premiers à s’inquiéter de leur conservation. Les amateurs de textures cheloues et de colonnes doriques en 3D lui doivent beaucoup, on peut aussi le remercier d’avoir archivé des recoins du métavers qui ont aujourd’hui disparu. Dans Woods of Arcady, il met en scène une des premières ruines du deuxième monde, une parcelle abandonnée qu’il a sauvegardée sur un serveur et qu’il visite avec un poème de Yeats. On pense au passionné de mythologie grecque qui a sûrement sacrifié plusieurs week-ends de sa vie pour construire cet artefact piteux, mais quand la voix synthétique prononce le premier vers du Happy Shepherd, on accède au niveau 1 du sublime. L’utopie a échoué. Les bois d’Arcadie sont vides, et il ne semble pas y avoir assez d’humains pour habiter la multitude des mondes ouverts par le virtuel. Avec 9-Eyes, Rafman s’intéresse à un autre monde parallèle, celui que Google numérise parcelle par parcelle avec les neuf appareils photos embarqués sur ses voitures. Pendant un an, il suit les agents de la firme dans Street View et capture les scènes incongrues qu’ils ont figées sur leur passage : prisonnier en cavale, shopping qui dérape, coïts dans la nature, bastons et un meurtre. C’est ce travail de hibou selecta qui le fait connaître du grand public, et commence à le faire voyager pour de vrai.

Future nostalgia
En 2011, il documente la fermeture de la plus ancienne salle de jeux vidéo de New York, la Chinatown Fair Arcade. Rafman interviewe l’élite locale, une communauté de gamers professionnels qu’on entend regretter le bon vieux temps, et livrer des anecdotes d’anciens combattants sur son compte YouTube « Arcade Hustla ». La nostalgie est devenue un mal précoce, et le futur vieillit vite dans un monde saturé de science-fiction. Pour raconter leur histoire, Rafman recompose les mémoires d’un joueur imaginaire à partir de leurs morceaux de bravoure. Pour que la synthèse soit complète, il délaisse le hors-champ et survole les souvenirs de son personnage directement dans le deuxième monde. Au-delà de l’éloge épique, Codes of Honor montre l’accélération des cycles d’obsolescence qui envoient des héros de 20 ans à la retraite, et les attaques de la nostalgie sur les rêves d’un futur qui n’a pas eu le temps de se réaliser.

Syndrome du dernier homme
L’humanité aime bien conjurer son déclin avec des scénarios de fin du monde, et les jeux en ligne sont un terrain de simulation pour ceux qui veulent s’y préparer. Dans Remember Carthage, Rafman porte le syndrome du Last man standing dans de nouveaux retranchements. Il s’interroge aussi sur ce qu’il reste de l’histoire une fois digérée par les scénaristes de jeux vidéo. Cette machinima* se passe dans le désert de Total War*, 2 000 ans après la chute de Carthage. La voix de Rafman part à la recherche d’un resort abandonné dans le désert tunisien et se perd dans les sables. Cette fois, il n’est plus question de deuxième monde, les images de synthèse ont remplacé le réel et parlent d’une époque où il ne sera plus possible de distinguer le réel de sa simulation. Au fur et à mesure qu’il s’enfonce dans la narration, le décor se referme sur le personnage. L’histoire elle-même procède comme un jeu par paliers. À un moment, la voix bugge et reprend le récit à une étape antérieure sans qu’on sache quelle épreuve le personnage a manqué. Le titre lui-même, Remember Carthage, est un extrait d’une citation de Flaubert qui décrit l’empathie nécessaire au romancier quand il se place du côté des perdants.

Sympathie pour les nolifes
Rafman a toujours montré de l’empathie pour les nolifes et ceux qu’Internet n’a pas réussi à rendre plus intéressants qu’Internet. Cet hiver, il leur a exprimé toute sa tendresse dans Still Life, un clip réalisé pour le musicien Oneohtrix Point Never et dont le héros est Swampy T. Fox, un furry qui se filme dans des sables mouvants. Le montage est une compilation de vidéos qu’il a trouvées sur GUROchan, un forum spécialisé dans le snuff et les fétichismes extrêmes, et d’images de sa collection personnelle : cosplayers en nuisettes occupés à diverses tâches domestiques, fillettes de mangas hypersexuées, maskers*, ordinateurs recouverts de détritus, etc. La narration s’est retournée, on ne sait plus si Rafman s’adresse à nous ou à son nolife intérieur. Still Life s’enfonce dans la contemplation de l’écran et d’une humanité qui s’oublie en enfilant des costumes de renard.

« You look better in 3D »
Contrairement à ses personnages, Rafman a su négocier la translation de ses projets dans le monde physique, aussi parce qu’il a toujours conçu ses images comme des prototypes. Dans Digital Interiors, il tapisse des salons 3D avec des tableaux de maîtres tombés dans le domaine public. Avec ce projet, il trolle les fondamentaux du pop art, au lieu de prendre des objets vulgaires et de les ériger en art, il s’empare de chefs-d’œuvre et les transforme en objets de design : rideaux, canapés, vases, pantoufles… D’un côté, il réalise le fantasme du collectionneur : pouvoir vivre dans un tableau, de l’autre, le cauchemar de l’art décoratif. Le succès lui a déjà permis de reconstituer IRL plusieurs de ces chambres virtuelles. Cette expérience inverse aussi la mimesis, ce n’est plus l’art qui imite le réel, mais le réel qui essaie d’atteindre l’hyperréalisme des images de synthèse, sans y arriver. Rafman a aussi réalisé plusieurs bustes de sa série New Age Demanded en impression 3D. Ce mouvement de matérialisation et l’arrivée de cette génération de Net-artistes dans l’espace des galeries sont très intéressants à observer.

Notes

1 Machinima : film enregistré dans un jeu ou une plateforme avec un outil de caméra virtuelle
2 MS Paint : logiciel de graphisme sous Windows
3 Furry : costume ou avatar d’animal poilu
4 Total War : série de jeux vidéos guerriers éditée par Sega
5 Out mapping : pratique qui consiste à pousser les explorations hors des zones d’un jeu
6 Maskers : mouvement de cosplayers qui portent des masques et des tuniques souples qui imitent la peau de leurs personnages

http://www.jonrafman.com
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