Le cinéma de Jarmush a trouvé par deux fois sa plénitude, en filmant des personnages qui ne voulaient pas mourir et n’en finissaient plus de quitter le monde (les biens nommés, alors, Dead Man et Ghost Dog). De là que le monde a continué de tourner sans Jarmush, qui continuait lui à tourner sans que son cinéma désormais fléché (Limits Of Control était une histoire de signalétique, un précis désuet de cryptographie), ne parvienne plus à faire autre chose que regretter le passé (Broken Flowers). C’est ainsi qu’on le retrouve aujourd’hui avec ses éternels morts-vivants, incapables de vivre au présent. Le film s’ouvre sur les deux personnages principaux, alanguis par une nuit de défonce que l’ont devine sanguine. La caméra les filme en plongée et tourne sur son axe comme si le plan était un vinyle posé sur sa platine. Lequel vinyle, s’il est revenu à la mode, a pour seul effet ici de faire tourner le film en rond. Celui-ci ne s’en relèvera pas.

Adam et Eve (pour les étourdis), s’aiment dans le temps et malgré l’espace : seule belle idée, faire croire à leur réunion, quand le montage en réalité les sépare. Lorsqu’ils se retrouvent, c’est explicitement chaque fois dans un no man’s land (Detroit et Tanger, villes de déshérence et de déambulation), loin d’une humanité laissée pour morte et qualifiée à plusieurs reprises de « zombie », constituée pour l’essentiel de jeunes gens : rarement, un film aura à ce point joué la pose dandy contre le mouvement débridé. Only Lovers Left Alive est un film de photographe (cadres fixes, beauté figée des déserts urbains), qui fait du mouvement son épouvantail. Ainsi l’une danse (Mia Wasikowska, seule réelle assoiffée parmi les vivants), les autres pas (Swinton et Hiddleston, désespérément marmoréens).

A jouer de fait le classicisme (on se retient de dire : académisme), contre le mouvement incertain de la promesse du monde, Jarmush perd sur tous les tableaux. Le bon goût (une B.A. impeccable, des références littéraires qui ne le sont pas moins) ne fait pas un piédestal, à moins de s’en servir pour plonger d’un trait dans l’océan des clichés classes. En général, le cliché désigne ces images qui ne bougent plus, figées dans ce temps immémorial invoqué sans cesse par les réacs. Un doute nous affleure à ce point de ridicule, que tout cela ne serait que comédie, humour distancié de vieil ado dark resté reclus dans sa chambre. Mais son goût immodéré de la collection (de disques rares, de guitares), et sa posture de gardien de musée, achèvent de faire de Jarmush un vieux con.

Reste la drogue (ici du sang, on l’aura compris). La répétition obsessionnelle de leurs gestes fait souvent des drogués de grands personnages de fiction – le manque les rend à leur grandeur tragique. Mais ceux-là ne manquent de rien, c’est bien le problème, ils sont d’un autre temps que le nôtre et voudraient sans cesse revenir à ce temps d’avant les hommes, n’eût-il jamais existé, à tel point que Jarmush fait l’effet d’un radoteur, sympa quand il nous rappelle un vieux tube, pesant lorsqu’il s’acharne aux platines. Le film n’embraye jamais sur ce qui fait le prix d’un drogué au cinéma, soit une porte d’entrée vers un monde sous psychotropes. Rêvons un peu. On aurait bien aimé, par exemple, voir une scène de sexe par les yeux défoncés de Mia Wasikowska, la montée de son désir pour le corps d’un jeune homme gorgé de sang et la promesse d’un shoot encore plus grand. Alors une brèche se serait ouverte, le disque enfin rayé aurait cessé de tourner en boucle. Mais le trip (road trip le plus souvent) a toujours été minimal chez Jarmush. Il n’est généralement que l’occasion de contempler un monde lavé de son humanité, dans le silence des forêts (Dawn By Law, Dead Man) ou des déserts urbains (Strangers Than Paradise, Ghost Dog, Only Lovers Left Alive). Résultat : pour un film de vampires (et donc de drogués), tout ça est quand même très clean.

Photographe classe, DJ raffiné, mémoire chevaleresque d’un underground punk et new-yorkais désormais rangé au rayon expo, Jarmush est tout cela à la fois. On ne saurait vraiment lui en vouloir et on pourrait même trouver attachante sa pose de dandy passéiste. Mais comme disait un autre new-yorkais : « l’éternité c’est long, surtout vers la fin ».