L’inanité du film se signale d’abord en l’espèce d’un contresens, criard. Dans la bande-son de The Limits of Control, Jarmush a décidé d’inclure des morceaux de Sunn O))), de Earth, de Boris, une constellation drone/noise louée souvent dans nos colonnes et dont le propre, s’il fallait en définir l’entreprise, est la profondeur – une entreprise de forage en quelque sorte : creuser l’écoute, creuser le tympan, l’estomac, tracer des lignes en aveugle dans un brouillard qui, rien à faire, ne se dissipe pas. Contresens : rien à creuser dans The Limits of Control, ici où tout, à l’inverse, est plat. Cette platitude absolue pourrait bien être, à la limite, l’argument du film, sa ligne de défense. Mais alors le contresens est encore plus criard, et l’intention, déplorable, révélée à sa vraie nature : une utilisation bêtement décorative, une pure coquetterie.

La musique ne creuse plus (creux, le film l’est déjà), sa vocation est inverse : il faut remplir. En cela, The Limits of Control signale le ralliement de Jarmush à une conspiration plus large, un ensemble où se croisent des films dont la forme, les intentions, faussement dissemblables, masquent à peine un terrain identiquement stérile, bourgeois. Des images plates décorées d’intentions, des intentions à plat sur des images plates. Remplir, mais à plat : plus de montage dans de tels films, c’est, plutôt, un travail de maquettiste. Pas de cinéma, ou si peu, ici, et pourtant on ne parle que de ça, mais l’horizon de la citation est, à peu près, celui d’une page Facebook. Actualités du jour : Jim est fan de : film noir et modernité, errance, mutisme, Point blank et Jacques Rivette, Sunn O))) et Boris. Dans cette Internationale du cinéma coquet dont les intentions se signalent avec la vigueur d’un smiley, The Limits of Control rejoint d’autres films vus récemment, des films qui font un commun usage de la citation.

Restons sur la musique, c’est un bon exemple, il dit bien, dans ces films, comment l’on cite, avec quelle littéralité, et pour quel résultat. Christophe Honoré – Non, ma fille tu n’iras pas danser – septembre 2009 : Honoré aime le tube d’XTC, Making plans for Nigel, alors il le joue in extenso dans le film, mais pour cela il lui faut nommer le morceau et le groupe, il faut, dans le scénario, un personnage qui s’appelle Nigel et qui passe le disque. Citer, donc, mais surtout dire que l’on cite, signifier que le film est aussi une playlist. En quoi ce type de film assure, indéniablement, un service, le type de service que l’on propose, par exemple, dans un Buddha-bar (sur le site du Buddha-Bar on apprend que son créateur, Raymond Visan, est un « passionné de cinéma »). Un autre exemple, cette semaine, en même temps que The Limits of Control. Dans La Famille Wolberg d’Axelle Ropert, on écoute de la Northern Soul. La musique est splendide, et sa place ici ne surprend pas vraiment, c’est un goût partagé par d’autres anciens de La lettre du cinéma. Mais chez Bozon ou chez Sandrine Rinaldi (le fabuleux Cap Nord, toujours inédit en salles), la musique était abordée comme un langage, et l’on s’en emparait, donc, comme d’un pur enjeu de mise en scène. Ici, c’est plus simple : le personnage est fan de Northern Soul, alors il en écoute, et même, il suspend des vinyles aux murs de son intérieur. Que dit la mise en scène ici ? Simplement ça : que le personnage a bon goût, puisqu’il a le même que le cinéaste.

L’exemple est significatif, il offre une image claire de ce cinéma qui habille ses plans comme on décore son chez-soi. The Limits of Control, au moins, ne nomme pas, mais c’est peut-être pire encore, cette manière de dessiner un film comme un jeu de pistes, de ramener la mise en scène à l’horizon d’un quizz musical et cinéphile. D’ailleurs, la lecture des interviews de Jarmush, dans le dossier de presse du film ou ailleurs, ne trompe pas. Il faut le voir y délivrer le mode d’emploi du film, donner les réponses du blind test – évoquer le film de Boorman, évoquer Melville ou Duras, expliquer que le film passe par San Jose parce que Joe Strummer y avait, un jour, posé ses valises. Dans le dossier de presse, il dit : « Pour ce film, j’étais tout le temps en train de rassembler des trucs ». Rassembler des trucs : c’est à prendre, on n’en doute pas, comme une leçon de cinéma.