De 1934 à 1944, les deux maîtres de l’Axe se sont rencontrés à dix-huit reprises. Des sommets diplomatiques pleins de manœuvres, que l’historien Pierre Milza raconte comme autant de parties de poker. Mais quel dictateur a dominé l’autre ?

 

« Quel polichinelle ! C’est un fou ! Un obsédé sexuel ». Tels sont les propos peu amènes qu’aurait tenus Mussolini après sa première rencontre avec Hitler, en 1934, à Venise. Un sommet organisé par le Duce pour prendre langue avec le nouveau Chancelier et en savoir plus sur ses intentions, celui-ci ayant fait connaître sa volonté d’annexer tous les territoires germanophones à l’Allemagne, y compris des régions intéressant l’Italie… Or, Mussolini est très déçu par cette rencontre : Hitler lui est apparu comme un petit homme agité et incohérent, incapable de contrôler son débit hystérique et de se concentrer sur les vrais sujets. Sans parler de ses saillies sur la supériorité des races nordiques par rapport à l’indolence des peuples méditerranéens, mal venues en terre d’Italie ! Et Mussolini de conclure en accablant le peuple allemand tout entier : « Ce sont toujours les barbares de Tacite et de la Réforme, en lutte perpétuelle contre Rome. Je n’ai pas confiance en eux ». Hitler, de son côté, rentre à Berlin plutôt content. Il faut dire qu’il est éperdu d’admiration pour Mussolini, pour son système et pour la façon dont il s’est élevé au pouvoir. A peu de choses près, le Duce est son mentor, une sorte de modèle qu’il voudrait séduire. Mais au fil des ans, il va faire bien plus : le dépasser, le manipuler, se servir de lui et le réduire en subordonné, en exploitant jusqu’au bout la promesse du dictateur italien de soutenir l’Allemagne dans son projet criminel.

 

Rivalités narcissiques

Les relations entre Hitler et Mussolini sont un chapitre passionnant de l’histoire de la seconde guerre mondiale, et un prisme de lecture pour comprendre le conflit. C’est l’optique que choisit Pierre Milza, spécialiste de l’Italie mussolinienne (sa biographie du Duce fait référence), dans ce livre qui retrace en 18 chapitres toutes les rencontres des deux chefs d’Etat, depuis ce premier sommet de 1934 jusqu’à leur dernier entretien dix ans plus tard au QG de Hitler (la fameuse « tanière du loup »), quelques heures à peine après l’attentat de von Stauffenberg mis en scène par Bryan Singer dans Walkyrie. En synthétisant les sources et archives, Milza raconte leurs relations sur tous les plans, des aspects les plus dérisoires (les rivalités narcissiques) aux sujets les plus fondamentaux (les bras-de-fer diplomatiques, les conséquences sur le cours de la guerre). Au niveau personnel, l’histoire des deux dictateurs est presque comique, et rappelle un peu la récente satire de Pierre Jourde, le Maréchal absolu, tant les anecdotes cocasses sont nombreuses : Mussolini, qui se fait fort de parler allemand, refuse les services d’un interprète et ne comprend rien aux propos de Hitler ; celui-ci, de plus en plus fou, l’étourdit par des monologues délirants qui durent plus de deux heures ; à chaque rencontre, ils essayent de s’impressionner mutuellement par des démonstrations de fastes et de grandeur militaire, même si Mussolini a du mal à suivre la puissance de l’industrie allemande. Alors, à défaut, il fait adopter le « pas romain » à ses soldats lors des défilés, comme un enfant jaloux des jouets de son voisin…

 

Rome, pion de Berlin

Mais au-delà de ces aspects grotesques, le récit de ces rencontres se lit surtout comme une histoire de la guerre par la bande, Milza expliquant magistralement les enjeux des discussions et, surtout, la façon dont Berlin utilise Rome comme un pion dans sa stratégie. Toutes ces Conversations deviennent ainsi de formidables parties de poker menteur, où chaque dictateur essaye d’influer sur son partenaire et de le manipuler. Mussolini, avec ses rêves de grandeur impériale et son armée un peu faiblarde, voudrait à la fois participer à la marche sur l’Est (il rêve d’une grande victoire pour son prestige personnel) et contradictoirement promouvoir la paix avec Staline, pour qu’Hitler rapatrie ses troupes au Sud et l’aide à tenir la Tunisie ; Hitler, qui fait tout pour contenir les initiatives italienne et voit l’armée mussolinienne comme un boulet, refuse de dégarnir le front de l’Est pour porter assistance à son pénible partenaire. De mois en mois, le rapport de domination entre les deux hommes s’inverse : Hitler devient le patron et Mussolini son affidé, un autocrate turbulent dont il faut supporter les caprices et lubies, comme ce jour de 1941 où, de retour d’un voyage en Ukraine, il exige de piloter l’avion personnel du Führer, à proximité de la ligne de front germano-russe… « Tout cela durant trois quarts d’heure d’un vol au cours duquel le dictateur latin eut entre les mains, au moins symboliquement, la vie de son homologue nazi ».

 

Petite et grande histoire

Symboliquement, bien sûr. Car en réalité, Milza montre comment Hitler, après avoir considéré Mussolini comme son idole, est devenu son tuteur. C’est d’ailleurs lui qui le tire d’affaire en 1943, quand Mussolini, démis de son poste par le Grand Conseil du Fascisme, est emprisonné en Italie centrale, en organisant une opération commando pour le libérer puis le mettre à la tête d’un Etat fantoche, la « République de Salò »… Epilogue tragicomique qui fait écho à la décrépitude progressive des dictateurs : Mussolini est perclus de crampes d’estomac et de maladies psychosomatiques, Hitler devient fou, commence à souffrir de la maladie de Parkinson et s’enferme dans une vision faussée de la situation, renforcée par son isolement dans la « tanière du loup » à Rastenburg, où ses cadres le préviennent pourtant qu’il risque de se déconnecter du terrain. Finalement, les folies respectives des deux tyrans s’écrouleront dans les circonstances qu’on connaît, après s’être entretenues l’une l’autre dans l’étrange ballet intime (il y eu une vraie amitié entre les deux hommes, à la fois sincère et méfiante), militaire et diplomatique dont ce récit retrace les différentes scènes. Un livre magistral et captivant, où chaque rencontre au sommet est racontée comme un match de boxe ou une partie de poker, et qui montre avec l’efficacité d’un roman comment les petites histoires se sont mêlées à la grande.

 

Conversations Hitler-Mussolini 1934-1944, de Pierre Milza (Fayard)