Personnage aux identités multiples mais à la démarche monomaniaque, Stephen Merritt est considéré par quelques-uns comme le plus grand songwriter vivant. A l’occasion de la réédition des premiers abums de The Magnetic Fields et de la canonisation de Merritt sur le prestigieux Nonesuch, voilà pourquoi.

D’abord, un résumé facile : Stephin Merritt, icône indie adulte, papa gay des poppies lettrés, nourri à Gary Numan, Abba et Phil Spector, songwriter surdoué. En bon disciple post-moderne de Bowie le parolier, de toute la première vague trop brillante pour être crédible de la new-wave (David Sylvian, Joy Div), il ne cesse d’utiliser détours et bons mots, s’approprie et retourne tous les codes pratiques de la chanson d’amour, puis les maîtrise finalement si bien qu’un seul projet mené presque seul en barque ne lui suffit vite plus. Il invente alors les Gothic Archies, mock-band déchirant de pop gothique, les tout electro et gay friendly Future Bible Heroes (soit-disant dirigés par son ami Chris Ewen), ou The 6ths, où il teste son importance en faisant chanter ses bluettes à tous ses (nos) héros indie rock (Chris Know, Lou Barlow, Momus, Bob Mould…) ou pop (Gary Numan, Marc Almond), mais aussi le Baudelaire Memorial Orchestra ou The Three Terrors (sic). Après une somme de soixante-neuf chansons envisagée comme une bible définitive, il accède en toute logique au panthéon des pop stars méconnues et révérées (avec Jonathan Richman, Gary Numan, Andy Partridge) et devient pépère chanteur établi.

Ensuite, le paradoxe, la pirouette, le point de fuite : mais pourquoi donc le prénom de Merritt s’écrit-il avec un « i » ? Mais pourquoi donc multiplie-t-il les pseudos-groupes alors qu’il fait presque toujours la même chose ? Pourquoi se cacher derrière des projets collectifs alors, qu’on le sait, son bras droit logistique et musical mis à part (la toujours fidèle Claudia Gonson, autre icône gay), Merritt est le seul maître à penser de toutes ses ramifications ? Secret de polichinelle d’un joueur obsédé de « je », tout dans l’art de Stephen Merritt ne parle, en différé, que de la problématique du songwriter dans ses chansons, sans jamais aborder la personnalité ni la biographie de son auteur lui-même. Génial maître-chanteur, il régit et fait évoluer son propre jeu de pistes, de références en réseaux ou en miroirs, de mystères, de culs-de-sac, d’énigmes numéraires ou de voies tronquées. À l’image du génial artwork de Memories of love, deuxième album des Future Bible Heroes qui dissémine le contenu des lyrics des chansons en autant de jeux ironiques, Merritt complexifie sans cesse la donne à grands coups de manipulations surmalignes, manipulant les « je », les « i » (qui titrent son plus récent album comme un blason thématique), comme un jongleur d’identités, éludant la sienne propre en l’égrenant aléatoirement dans les interstices des archétypes, des symboles, figures-clichés, des emprunts littéraires. Son œuvre apparaît ainsi à ses exégètes fanatisés comme aussi monomaniaque, dense, complexe que celle de bons nombres d’écrivains, ces référents thuriféraires avec lesquels Merritt, pop-maker surdoué, ne cesse de jouer à cache-cache.
Sytèmes

Tout a commencé à l’orée des 90s avec une chanson magique à propos de cent mille lucioles, une comptine electro-pop affreusement lucide sur la vie et l’amour (« donne moi une autre chance, puisque tu seras malheureux quoiqu’il arrive »), sur la musique et sur la campagne. Merritt, engoncé dans son Massachusetts, sortait ses premières chansons du placard, celui où elles s’entassaient depuis une éternité, et faisait chanter son « jeu » par une voix féminine, angélique, presque anonyme (celle de Susan Anway). Déjà, le sucre et l’amertume entraient en collision, les mélodies pop tout droit évaporées d’un quarante-cinq tours Philles Records étaient jouées sur une beatbox synth pop, vous prenaient à la gorge sous des dehors de légèreté acidulée. Le song-writing feuilleté de Merritt était déjà tout entier en place, et, les chef-d’œuvres à venir en regard, on peut presque déjà entendre le grain de gorge de Merritt, pourtant fantomatique en diable. Du flou du son de Distant plastic trees, éthéré, émerge déjà un producteur (incroyable d’obtenir un éventail aussi large de genres, de la madeleine Americana au Berlin cabaret pop, avec un instrumentarium aussi limité), des mélodies, les rengaines à venir (300 chansons sur quelques accords), de l’écriture, une obsession, le cryptage : « et bien tu as un nom très long. Il ne ressemble à rien. Tu me tends tous tes miroirs, et ils me déforment. Tu m’envoies des signaux de fumée. J’ai décodé ton code secret » (Smoke signals). Le premier morceau du deuxième album de The Magnetic Fields, The Waywward Bus, s’appelle When you were my baby, et démontre l’ambition monstre du nouveau venu qui, trois sous en poche, se dit déjà qu’il écrira des chansons aussi belles que celles de Phil Spector. Il se rêve en laborantin plutôt qu’en song-writer torturé, se cache derrière un mur de reverb et de textures synthétiques, et se paye un tube radio avec un son cassette (100 000 fireflies).Véritable programme du grandiose 69 love songs, cette double-salve merveilleuse est l’antichambre du Merritt pop, finalement moins electro-pop que ses deux opus suivants, et tutoie la décennie à venir, celle de l’indie partout, avec autorité.

L’emblématique House of tomorrow achève la séparation avec Anway, propulse Merritt en homme orchestre (on peut désormais lire son nom en premier sur les crédits) qui, s’il donne sa voix, trempe ses paroles dans un bain de jouvence lettré, pleins de références et prend ses distances. La seule chose que l’ex-provincial dépressif acceptera de livrer, c’est son amour des disques et sa haine de sa ville natale (« dans cette ville, il n’y a rien , à part une école au briques rouges et un centre commercial, et le magasin de disques est exécrable « ), rengaine éprouvée de la chanson populaire américaine, depuis la Northern country song de Dylan, évidemment. Dès House of tomorrow, Merritt se cache, donc, derrière la pop synthétique, et les traditions de la chanson ; il commence aussi immédiatement à leur tordre le cou, en tombant amoureux de ceux qui sont différents, des robots sans sentiments, et de gens formidables. Pour la première fois, enfin, sur ce mini-disque emblématique, Merritt fait montre de son fabuleux sens de l’observation, de l’effet de réel qui fait mouche, qu’il n’hésite pas à insérer dans ses chansons déguisés en classiques peroxydées. Ce n’est plus à Phil Spector ou même Lou Reed, autre grand chroniqueur, c’est à Raymond Carver. Une chanson, une seule, (You’re so) technical confine Merritt au pur génie et le rend presque immédiatement culte.
Holiday, donc, premier disque où Merritt donne sa voix, est sûrement le plus distant, le plus froid, des albums des Magnetic Fields. Gonson le rejoint mais demeure muette, Merritt commence à songer à un vrai groupe pour l’entourer, et l’entreprise MF devient presque schématique. Des gimmicks sixties filtrés dans des boîtes à rythmes malades s’enchaînent et confine le disque à un lointain rêve abstrait, les lieux (Coney Island, Londres, la nouvelle-angleterre) et les personnages (des êtres aimés à la deuxième personnes, des délaissés à la première) comme autant d’archétypes. La petite histoire d’amour merrittienne type fait ses premières classes dans Swinging London, une histoire qu’il n’a jamais cessé de répéter comme un mantra, de réécrire comme une rengaine maladive : le couple arrive de sa province natale, s’installe en ville, jusqu’à ce que l’un des deux se retrouve perverti et finisse par quitter l’autre. C’est une histoire vieille comme le monde, celle de l’amour virginal forcément voué à disparaître ; celle de l’impossibilité à vivre heureux, d’où l’on vient (l’eden infernal provincial), où l’on va (la ville des illusions perdues) : Merritt s’y accroche comme il s’accroche à ses vieux synthés, où à ses mélodies. Dès Holiday, donc, premier véritable album du Magnetic Fields à proprement parler, la machine se met à hoqueter, et l’on comprend que Merritt n’avancera que par cycles spiraliques, par jeu de miroirs -« bégayant comme un kaléidoscope », pour citer le final Take ecstasy with me, qui semble faire écho à I did acid with Caroline de Daniel Johnston, et qui est le seul élément dénotant de ce disque système froid comme une dépression d’hiver.

Dépouillé à l’extrême, sonnant de manière de plus en plus tranchante, le suivant Charm of the highway strip, procure effectivement le même effet qu’une bande d’autoroute défilant à toute vitesse : il hypnotise. Il commence de manière strictement redondante, sur une ville que l’on quitte, et traite sa matière sur le mode de la variation, à la manière d’un recueil de nouvelles post-moderne à contrainte. Toujours le long d’une route, le « je » de cet album rencontre des âmes brisées, fuit des histoires terribles, exactement comme dans Holidays, à la seule différence prêt que la rengaine assomme, comme un trajet trop long. Amer, cet album, sûrement le moins bon de Merritt pour les MF, dénote en ce qu’il semble ne pas croire en ses histoires et semble dire : toutes les histoires se ressemblent, pourquoi s’attacher à une seule ? En outre, Merritt semble garder ses meilleures mélodies pour le premier album des 6ths, l’ambitieux Wasps nests. Qui ressemble comme deux gouttes d’eau brûlante à Holiday, à l’exception près qu’un all-stars de célébrités indie de l’époque chante à la place de Merritt, qui semble plus que jamais fantomatique dans son rôle de chef d’orchestre orfèvre.
A plus d’un titre, Get lost, petite bombe electropop, apparaît ainsi comme un miracle. Merritt revient sur ses pas et chante « Baby, tu pourrais être célèbre, si seulement tu quittais cette fichue ville », mais main dans la main avec Gonson, qui l’accompagne à tue-tête, et le cœur plein de mélodies formidables. Adoptant un ton plus distancié que jamais, Merritt devient aussi de plus en plus cinglant, notamment dans ses poses romantiques exagérées et grimaçantes. Mais quand il se pose, distance ou pas distance, quand l’instrumentarium se fait plus minimal, Merritt en devient totalement troublant. Pour la première fois, il semble regarder l’auditeur dans les yeux. Un leurre, peut-être, comme la pochette qui montre un groupe semi-imaginaire : Merritt travaille déjà sur sa grande oeuvre.
69, Post-Coitum

Blague cochonne, opéra pivotant, le triple album 69 love songs pousse la logique programmatique et le fonctionnement référentiel de Merritt dans leurs derniers retranchements conceptuels et esthétiques. Oeuvre à contrainte, œuvre-somme, œuvre compte-rendu à l’ambition gigantique, cette œuvre folle contemple 50 ans de pop music en même temps qu’une décade de musique de Stephen Merritt, et si elle ne les contient pas tout entiers, elle les dépasse souvent, tout du moins dans sa propre galerie de miroirs. Car si les références extérieures sont éminemment nombreuses, elles se perdent vite, comme dans toute grande œuvre postmoderne, dans les jeux de renvois internes tissés dans sa matière monstre, autosuffisante. Tous les grands thèmes de Merritt, déjà empruntés à la liturgie pop, sont donc présents, entremêlés dans un vaste réseau de textes et d’intertextes, accouchant d’une œuvre à la complexité remarquable pour un disque de pop music. On ne rentrera pas ici dans le détail des soixante-neufs morceaux (on conseillera de consulter le formidable site de David Jennings : pour mieux mesurer l’ampleur du projet) : signalons juste que cette œuvre n’est pas seulement la plus ambitieuse de Merritt, elle contient aussi ses plus belles chansons (I don’t want to get over you, The Things we did and didn’t do, All my little words, Grand canyon, The Death of Ferdinand de Saussure). Incroyablement émouvant, drôle, malin, spirituel, 69 love songs est, simplement, l’un des plus grands disques de l’histoire de la pop.

Les retombées furent considérables pour Merritt, immédiatement intronisé au panthéon des génies ignorés. La suite, pas de côté remarquable, s’appelle I et, partant d’un énième jeu de mots en forme de contraintes (toutes les chansons commençant par la lettre « i »), ressemble à l’ombre portée de son prédécesseur. Parachevé en arrangements délicats, grouillant d’idées de productions en forme de blague (une énième boîte à rythmes synthétique, mais enregistrée comme un instrument acoustique), ce disque intermédiaire voulait nous faire croire au compte-rendu, quand il n’est qu’une pause mirifique : le vrai « je » de Merritt n’a jamais été moins abordé que sur cette œuvre fantôme. Plus mystérieux que jamais, le song-writer considère même I comme une parodie de 69 love songs, son œuvre la plus programmatique et paradoxalement la plus frontale et la plus émouvante : « L’idée centrale de 69 love songs était de travestir l’idée de la chanson d’amour, puisque les chansons d’amour ne viennent jamais en gros. Maintenant, j’ai un « i » minuscule. Parce qu’il y a un « i » minuscule dans mon prénom. Parce que je suis minuscule ». Entourloupe de plus, I ne livre que des petites lettres sans signification, et creuse encore un peu plus le sillon de Merritt, qu’on pensait arriver à sa conclusion logique avec 69 love songs. C’était pourtant sûrement le seul moyen que l’américain avait de pouvoir continuer à avancer : toujours dans la répétition imparfaite, la rengaine défaillante, une pirouette presque totale, légèrement déviante, une volte-face ratée. Jusqu’à la prochaine variation, qui, gageons-le, parlera sûrement d’amour.

Lire nos chronique des rééditions, de 69 love songs et de I