Charmants nerds du rock compliqué, la fratrie Matthew / Elaine Friedberger publie sept mois après le fou (et indigeste) « Rehearsing my choir » son double radieux, le fantastique Bitter tea, plein d’idées maboules et de mélodies à tomber. Rencontre avec le groupe actuel préféré des rock’n’roll nerds.

Chronic’art : Comment est-ce que vous écrivez vos chansons ? Est-ce que les paroles viennent en premier ? Ou bien la musique ?

Matthew Friedberger : Le plus important, c’est d’avoir plusieurs méthodes sous la main, histoire d’essayer de nouveaux jeux, de nouvelles stratégies à chaque fois. Sinon tu t’ennuies vite, et tu écris tout le temps les mêmes chansons. Des fois, tu pars d’un assemblage de mots, des fois d’un article de journal. Des fois, tu siffles une mélodie idiote, tu t’accompagnes au piano, et puis tu harmonises, et tu cherches les paroles ensuite. Mais ce qui est amusant une semaine peut-être complètement vain celle d’après. On cherche tout le temps des nouvelles règles. Ceci dit, d’une manière générale, je préfère partir de mots. Et puis finir les vraies paroles quand j’ai trouvé la musique pour les illustrer. Généralement, c’est moi qui écris tout. Mais, par exemple, sur Bitter tea, il y a cette chanson qui s’appelle Police sweater blo od vo w, pour laquelle, au départ, Eleanor m’a simplement donné un bout de papier avec des paroles en me demandant d’en faire une chanson. C’était amusant à faire, mais je ne pourrais pas en faire une méthode systématique.

Vous considérer la musique comme une illustration des mots ?

Des fois, oui. Il y a des jeux de mots, des illustrations littérale, trop littérales, et qui deviennent comiques. Les mots amènent souvent les ambiances, dictent le tempo, ce genre de choses. J’aime bien aussi faire de la musique de film un peu cheap, un peu évidente, pour illustrer mes histoires.

Eleanor Friedberger : Quelqu’un qui arrive, et hop, un bruit de quelqu’un qui frappe à la porte…

Matthew : Le meilleur exemple que j’ai en tête, c’est I fought the law des Clash, quand Strummer chante « Robbin’ people with a six-gun » et après il compte, « one, two, three, four, five, six ». Quand j’étais gamin, ce passage me rendait fou. Tout ça sans sound-effect

Eleanor : Il y a plus d’exemples comme ça sur Rehearsing my choir

Matthew : On aime que les mots et les sons se répondent de manière un peu évidente.

On évoque souvent Lewis Carroll à propos de votre univers…

Eleanor (qui fait la moue) : Lewis Carroll ?

Matthew : Ce qui est bien avec Lewis Carroll, quand on fait du rock, c’est le côté un peu abrupt, un peu dur de ses personnages, malgré l’univers enfantin. Le rock est très abrupt. Screamin’ Jay Hawkins était une grosse blague, mais il jouait comme un vrai fou, vraiment effrayant. Beaucoup d’écrivains pour enfants plus vieux, comme Stevenson, Kipling, sont très appropriés pour le rock. Mais en ce qui concerne notre utilisation des jeux de mots, des rimes, je pense que notre plus grosse influence est la folk music, la musique traditionnelle. Ce n’est pas à proprement parler littéraire, plutôt oral disons.

Il y a pourtant vraiment beaucoup de mots dans vos chansons.

Eleanor : On ne la perçoit pas comme de la musique littéraire, non.

Matthew : De Dylan aux Clash, il y a un précédent pour la propension à un rock bavard. Tu n’as pas besoin de citer des écrivains, de dire : « je suis fan de John Ashbery, j’ai essayé d’écrire comme lui ».

Eleanor : On s’inspire d’autres groupes, pas d’écrivain, vraiment.

Matthew : Tout a un précédent, dans le rock, dans tous les genres. On étend certaines parties, c’est sûr, mais il faut connaître ceux qui nous ont précédés. On a pensé à la face B de Ogden’s nut gone flake des Small Faces et à la manière de parler de Captain Beefheart, quand on a composé Rehearsing my choir. Mais à aucun livre en revanche.
Selon certains journalistes francophones, la masse d’informations contenues dans vos paroles et dans la longueur de vos disques est un premier défi à surmonter, quand on essaye de comprendre votre univers… Vous pensez être un groupe exigeant ?

Matthew : Les anglophones disent la même chose…

Eleanor : On ne trouve pas nos disques exigeants, non. On ne veut pas qu’ils le soient, et on ne trouve pas qu’ils le sont, vraiment. On peut écouter les Fiery Furnaces cinq minutes et se reposer, s’asseoir et lire les paroles, faire la vaisselle en même temps. Ce n’est pas un exercice compliqué.

Matthew : On joue surtout avec nos attentes à nous. On s’amuse à mettre des détails incongrus partout, un solo de guitare interminable mal joué à la fin de telle chanson, ou une batterie sous-mixée à tel moment alors qu’elle devrait logiquement exploser… J’imagine que cette exigence que l’on a vis-à-vis de notre propre curiosité, de notre soif d’étrangeté, peut peut-être un peu… décontenancer.

Est-ce que vous avez ce genre d’attente quand vous écoutez la musique des autres ?

J’adore être obligé de réécouter plusieurs fois un morceau avant d’être en mesure de pouvoir le comprendre. Mais j’aime pouvoir le comprendre au bout de trois écoutes, quand même. Le problème des musiques à surprises, c’est qu’elles peuvent devenir ennuyeuses dès lors que tu as compris de quoi il en retournait, que tu as percé le mystère.

Il y a des chansons plus classiques sur ce disque, également, comme Waiting to know you

En fait, tout Bitter tea est censé répondre à Rehearsing my choir, de manière un peu évanescente, et il a été enregistré en même temps. C’est un disque de jeune fille. Un disque composé sur un piano désaccordé, par une adolescente qui apprend le piano, et qui fait des trilles, avec les doigts positionnés exactement comme il faut sur le clavier… C’est ma vision un peu théâtrale du disque.

Pourquoi avoir abandonné l’idée de sortir les deux albums ensemble, en version double-album ?

Eleanor : Le label ne voulait pas trop, ils voulaient deux produits. Et Rough Trade US s’est un peu cassé la gueule… On a déjà la chance de pouvoir les sortir, donc, et Bitter tea sort sur un autre label aux Etats-Unis, Fat Possum. Et puis il n’y a eu que sept mois entre les deux sorties, ce n’est pas si mal.

Comment faites vous pour être aussi productifs ?

En fait, je pense que ça a beaucoup à voir avec le fait que Matthew écrit des chansons pour que je les chante. Ça transforme son travail créatif en tâche, en travail. Ca ressemble moins à un travail quand tu chantes tes propres chansons, c’est plus une histoire d’ego, d’expression personnelle.

Matthew : Beaucoup écrivent pour exposer leur persona, leur moi, le mythe qu’ils ont en tête d’eux-mêmes. Les chansons qu’ils écrivent doivent y ressembler, être aussi cool que leur image, coller à leur visage quand ils les chantent en public. Moi, je n’ai pas à me soucier de comment mes chansons font passer Eleanor en public, si elle aura l’air idiote ou pas en chantant telle ou telle mélodie, tels ou tels mots. Je pense à une personne en particulier… (rires)

Eleanor : Qui ? « E.D. » ?

Qui ?

Matthew : Je ne peux pas dire… Mais je suis sûr que s’il n’arrive pas à écrire plus de chansons, c’est parce qu’il a trop peur qu’elles ne correspondent pas au genre de chanteur qu’il imagine être.
Quelle est la part de fiction et de réel dans vos chansons ? Vous parlez de vous, parfois, dans les chansons, d’histoires vécues ?

Eleanor : Les chansons que j’ai écrites sont nettement plus inspirées par mon vécu que celles de Matt, c’est certain.

Matthew : J’aime les détails inspirés par le réel, mais pas les histoires vraies, encore moins celles que j’ai pu vivre. J’aime les effets de réel.

Eleanor : C’est assez amusant, parce que je trouve des choses de Matt dans ses chansons, même s’il ne parle jamais directement de lui dedans. Mais je suis la seule dans ce cas… (rires)

Matthew : Je ne veux pas imaginer à quoi tu penses…

Quand vous parlez de votre beau-père qui est votre associé…

Eleanor : C’est inventé, on n’a pas de beau-père…

Matthew : Les détails dans cette chanson sont très vrais, très plausibles. La fille dans la chanson fait du business à New York, elle vient de banlieue, elle a connu beaucoup de beaux-pères, dont un qui vole des gens en Indonésie… Il y a beaucoup de gens comme ça à New York, même si je n’en ai jamais rencontré aucun.

Il y a peu de groupes pop qui racontent des histoires aujourd’hui…

Eleanor : C’est difficile à dire pour la pop, il y a tellement peu de mots dans les chansons pop, généralement.

Matthew : Il y a des éléments narratifs dans les formes de pop américaine les plus bavardes, le hip-hop et la country. Les vieilles chansons de country racontent toujours des espèces d’histoires. Il y a des anecdotes dans le hip-hop. Le rock évoque plus des humeurs, c’est sûr, et tout y est oblique. Certains groupes indie actuels deviennent un peu plus bavards, en ce moment, mais ils restent à un niveau très égocentrique, ils essayent toujours de te prouver qu’ils sont sincères, et ils parlent toujours d’eux-mêmes. Et la musique est très simpliste. Par exemple, The Decemberists, dont les paroles sont censées êtres très intelligentes, mais la musique est juste… Ce sont des ballades, quoi. Et puis, le petit chrétien, là…

Eleanor (qui fait une grimace) : Sufjan Stevens…

Matthew : Oui, il raconte des histoires, mais la musique est…

Eleanor : Ennuyeuse…

Matthew : Oui, très classique, très ennuyeuse. On essaye de faire en sorte que la musique soit aussi excitante que les histoires qu’on raconte. Enfin, il a sûrement autant de reproches à nous faire.

Vous vous considérez donc quand même comme un groupe… unique ?

Eleanor : Non, c’est impossible de dire ça.

Matthew : On se sent un peu différent. Mais on ne débarque pas de nulle part. Evidemment, si on nous demandait de quel autre groupe actuel on se sent proche, on ne trouverait rien à répondre. Mais c’est sûrement à cause de nos ego monstrueux.

Propos recueillis par et

Lire notre chronique de Bitter tea