Ex rédacteur en chef du magazine Rolling Stone, journaliste, auteur d’une oeuvre littéraire abondante, Jean-Luc Hennig a beaucoup rôdé, à la fin des années 1970, dans les marges du journalisme libertaire de l’époque, plaçant ses papiers dans Libé, Samouraï, Gai Pied Hebdo et autres canards du même genre. C’était « une époque de trouble, d’effervescence, d’agit-prop qui m’a permis de faire un peu ce que je voulais, c’est-à-dire un journalisme qui était plutôt une expérience-limite », raconte-t-il en préface. Tous publiés dans ces années-là, entre 1976 et 1986, les articles réunis dans Sperme noir parlent d’un seul et même sujet : le sexe. « Mais le sexe, à l’époque, n’était pas compartimenté, enrégimenté, embastillé dans ses chimères. J’aurais tendance à dire que c’était un sexe illimité. Difficile, aujourd’hui. Oui, difficile. Alors, tant pis. Changeons d’époque ». Changeons d’époque, en effet : si ces papiers ont gardé toute leur beauté littéraire (aucun ne peut être réduit à un « simple » article de journal), l’atmosphère, l’absence de barrières et la liberté (le libertarisme ?) qu’ils révèlent les datent d’une manière tout à fait étonnante, ainsi que le relève d’ailleurs Hennig dans sa préface en soulignant combien cette « époque », peut paraître lointaine, presque préhistorique au regard des interdits et des tabous d’aujourd’hui.

On trouve un peu de tout dans ce recueil qui commence avec un portrait / interview du jeune Rocco Siffredi, au milieu des années 1980, lorsque celui-ci se contentait de faire de la figuration et des défilés après avoir été serveur dans la pizzeria de son frère (titre : « L’archange de la pizza »). La galerie de portraits vaut le détour, de Hans Eppendorfer (le pape allemand de la tribu gay cuir, qui décrit calmement les moeurs sado-masochistes parfois ultra violentes de ses semblables, ainsi que les structures institutionnelles très bien foutues de leurs petits groupes à travers l’Europe) à un documentaliste anonyme du CNRS dont le grand hobby consiste à collectionner les graffitis pornographiques qu’il trouve dans les toilettes publiques du continent (il en possède plusieurs milliers, soigneusement recopiés et classifiés). On retrouve également des personnages connus, comme Jean-Paul Bourre, alors en plein trip ésotérique, ou Grisélidis Réal, à qui Hennig consacre un portrait magnifique (signalons qu’il préface également les deux livres de Réal publiés ces jours-ci chez Verticales : Les Sphinx et La Passe imaginaire). On rôde autour de l’homosexualité, du sado-masochisme, et on prend la mesure des joyeux excès auxquels parviennent certains fétichistes de l’extrême (question à Eppendorfer : « Du point de vue physiologique, c’est possible, le head-fucking ? » Réponse : « Oui, oui, on a des photos d’Amérique où on voit, avec la tête entièrement rasée »).

Ce qui, bien sûr, frappe le regard contemporain à la lecture de ces articles qui n’ont même pas trente ans, c’est qu’il était à l’époque possible de publier des textes ouvertement favorables aux amours entre adultes en adolescents sans déclencher véritablement les foudres des associations de protection de la jeunesse et la réprobation générale de l’opinion publique. En novembre 1979, Hennig publie dans Autrement un texte intitulé « Le poisson bleu », dans lequel le narrateur décrit sa nuit avec un petit prostitué nommé Farid, « dans les douze ans », rencontré du côté de Pigalle. On n’ose imaginer le scandale que cela provoquerait aujourd’hui. En appelant Tony Duvert à la rescousse, Hennig défend deux fois ses positions sur la question : dans un texte paru en 1997 dans L’Infini (la revue de Philippe Sollers), d’abord, où il rappelle que la condamnation de la « pédérastie » (selon son terme) et son érection en crime absolu est extrêmement récente (à peine quelques décennies, voire quelques années) ; dans sa préface, ensuite, où il explique et réaffirme : « Je pose pour principe (comme on le faisait à l’époque) qu’un garçon ou une fille pubère doit pouvoir aimer qui bon lui semble sans encourir (ou lui faire encourir) les foudres de la justice temporelle ». Par delà le fond du problème, qui nous intéresse finalement assez peu en tant que lecteur, c’est avant tout la valeur documentaire et « sociologique » des textes concernés (très troublants, répétons-le, pour un lecteur d’aujourd’hui, baigné dans la diabolisation de la pédophilie, et aussi ouvert soit-il) qui les rend passionnants, véritables témoignages sur la permissivité et l’état d’esprit de la décennie 75-85, dans la foulée de l’ébranlement de mai. Et par delà leur valeur documentaire, comme on l’a dit, c’est aussi pour leur valeur littéraire qu’ils méritent d’être lus, ou relus.