Ultraviolence et capitalisme impitoyable d’un côté, maternage généralisé et bonne conscience humanitaire de l’autre : Matthieu Jung ausculte notre époque schizophrène dans un roman réaliste acide et jubilatoire. La relève de Houellebecq serait-elle arrivée ?

Pascal, quadra moyen, marié-deux-enfants, un pavillon en banlieue, un bon poste dans une banque d’affaires à Paris et pas tellement d’idées à lui : c’est le héros plus que normal du Principe de précaution, le deuxième livre de Matthieu Jung. Un roman social cruel et implacable, un page-turner captivant (difficile d’arrêter une fois lancé) et, surtout, une observation lucide et impitoyable des années 2000, avec une intrigue qui, en prenant pour décor les événements réels des années 2004-2005, analyse tous les paradoxes d’aujourd’hui : capitalisme élitiste et violent vs Etat-garderie maternant, omniprésence médiatique du cul vs frustration sexuelle généralisée, exaltation de la solidarité vs incompréhension entre générations, etc. C’est bien vu, diaboliquement efficace, redoutablement percutant : Matthieu Jung chasse sur les terres de Houellebecq (mais pas seulement), renoue avec culot avec la veine du roman « sociétal » (pour ne pas dire « social ») et offre l’un des meilleurs livres de cette rentrée. Entretien.

Chronic’art : Le Principe de précaution est-il un roman « politique » ?

Matthieu Jung : Lors d’un bref épisode caniculaire qui s’est produit au début de l’été dernier, alors que j’attendais le métro, il m’a été loisible d’entendre pour la première fois de ma vie une annonce recommandant aux usagers de penser à s’hydrater. Avant, au temps des âges farouches du fils de Crao, c’est-à-dire il y a deux ou trois ans, lorsque les températures augmentaient significativement, on attrapait un verre, on s’approchait d’un lavabo, on tournait le robinet d’eau froide et on se désaltérait. On répétait même plusieurs fois ces gestes simples si on en éprouvait la nécessité corporelle. Aujourd’hui tout a changé, les mentalités ont évolué, nous sommes entrés dans une ère nouvelle, plus « solidaire » et « citoyenne », où je ne sais qui décide dans je ne sais quel bureau de diffuser des messages de prévention afin que les malheureux clients de la RATP (et tout particulièrement les plus vieux d’entre eux, si l’on déchiffre correctement le message) n’attrapent pas la pépie. Dans la vie quotidienne, chacun constate au contraire un durcissement des rapports humains consécutifs à l’exacerbation de nos individualismes, mais notre société adore poser des cautères sur des jambes de bois une fois qu’elle a amputé des membres qui étaient valides avant qu’elle leur inocule la gangrène. Sans surprise, nous avons également appris que Roselyne Bachelot se déclare « favorable » aux « photos choc » sur les paquets de cigarettes (tumeurs sanguinolentes, muqueuses ravagées, langues congestionnées) pour dissuader les fumeurs d’allumer leurs « clous de cercueil », selon la formule magnifiquement tragique de Bogart qui n’avait pas besoin qu’on lui dessine un mouton crevé pour savoir où le mènerait son nicotinisme. Une autre solution ne serait-elle pas de demander des comptes aux multinationales de la cigarette, à propos des cochonneries qu’elles ajoutent désormais au tabac, dans le but de favoriser la dépendance ? Je plaisante, bien sûr : les enjeux financiers sont trop gigantesques. Lors des intempéries de ces derniers jours, on a même reproché au maire de Marseille de ne pas avoir suffisamment investi dans les chasse-neige. Et pourquoi pas un brise-glace pour Tobrouk, pendant qu’on y est ? Bref, j’ai donc essayé, dans Principe de précaution, de rendre compte le plus exhaustivement possible des différents aspects de cette obsessionnelle volonté d’éradication du risque, puis de la pousser à ses dernières extrémités. Alors, dans ce sens, « roman politique », oui, pourquoi pas ? Toutefois, mon propos n’était évidemment pas d’écrire un roman « militant » ou « engagé » à prose grise. J’ai tâché d’amuser mon lecteur, aussi le terme de satire me conviendrait-il davantage. On manque suffisamment d’occasions de se réjouir, dans la réalité contemporaine, pour se permettre de dédaigner l’excellent conseil du marquis de Sade : « Ne renversez point leurs idoles en colère : pulvérisez-les en jouant, et l’opinion tombera d’elle-même ».

Le roman a été achevé en 2007, mais son action se situe en 2004-2005. Le fait que le narrateur soit financier est-il ou non lié à la crise des derniers mois ?

J’ai commencé ce texte en novembre 2004, puis l’ai interrompu une année pour écrire mon précédent roman, La Vague à l’âme, qui traitait du « formidable élan de solidarité » qui a suivi le tsunami en Asie et m’imposait donc une contrainte de temps. Je n’ai repris Principe de précaution qu’au printemps 2006, à un moment où la crise financière n’avait pas encore éclaté. Néanmoins, puisqu’une grande partie de la vie concrète des individus se joue (à tous les sens du mot, comme on l’a constaté depuis) désormais sur les marchés (la remontée spectaculaire de la courbe du chômage le prouve suffisamment), je trouvais important que l’intrigue baigne dans une atmosphère de « Credit Default Swap », de « négociateurs taux court terme » et de « synergie ». Au fil de ces derniers mois, j’ai d’ailleurs vu arriver au premier plan de l’actualité de nombreux thèmes que j’avais choisis d’aborder. Ainsi l’actuel Premier Ministre, François Fillon était déjà, d’une certaine manière, un des personnages principaux du roman, comme Ministre de l’Education nationale. De même, mon chti Lionel Ruszczyk existait bien avant la sortie et le succès du film de Dany Boon. Et, dans un tout autre registre, j’ai suivi avec beaucoup d’intérêt les récents déboires judiciaires de Pierre Bélanger, PDG de Skyrock et créateur de www.tasante.com, site « Sexe et santé » auquel je consacre un chapitre dans le roman.

Aviez-vous en tête des « modèles » littéraires, des influences ? Le narrateur lit Houellebecq, ce qui ne saurait, sans doute, être innocent…

En effet, ce n’est pas innocent. II s’agit d’une piste que je laisse le soin d’explorer ou non mais qui ne mène pas forcément là où l’on croit, c’est-à-dire à un hommage indirect à Houellebecq, même si je le considère comme un romancier important.
Ensuite, si je vous affirme que je ne me lasse pas de lire, entre tant d’autres, Cervantès, Balzac ou Dostoïevski, et que ces lectures m’influencent, et que je m’efforce humblement de prendre ces maîtres du roman pour modèles, vous me trouverez à la fois pédant et peu original. Peut-être vous intéresserai-je davantage si je vous réponds que m’ont également accompagné ces phrases pénétrantes, extraites du documentaire Nos enfants sont-ils tous des malades mentaux ?, prononcées par le docteur Jean Chambry, pédopsychiatre à la fondation Vallée, établissement de santé mentale dédié aux patients enfants et adolescents : « Si on maintient un système dans lequel la peur est toujours présente, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de confiance dans la rencontre, dans l’individu, mais toujours la peur – et c’est ce qu’on voit dans la société américaine, une peur permanente – eh bien, effectivement, il faut pouvoir rassurer et l’idée à ce moment-là c’est de rassurer par une logique sécuritaire et de maîtrise où on a tout pensé pour qu’il y ait zéro risque. Or, la vie, c’est du risque permanent. Il y a donc une logique inquiétante qui fait que si on reste dans une logique du zéro risque, forcément, cette logique va s’opposer au vivant ».

Influençable, crédule, loyal, votre narrateur, est un bon père de famille à l’ancienne, déphasé dans une époque à quoi il ne comprend plus rien. Est-il un archétype de la classe moyenne supérieure française ?

Pas réellement, non, et d’abord parce qu’une partie non négligeable de la classe moyenne supérieure française évolue dans notre époque comme un poisson dans l’eau. Pour revenir à Houellebecq, contrairement aux siens, mon personnage principal est rigoureusement incapable de porter un regard subjectif sur le monde qui l’entoure. Il n’émet quasiment jamais de jugement qui lui appartienne en propre. Il se contente de respecter scrupuleusement les commandements de son époque. Il obéit. De manière sinistrement rationnelle il obéit, ce qui constitue, de mon point de vue de romancier, le moyen le plus efficace pour mener la critique radicale des aspects les plus déplaisants de notre modernité.

Vous multipliez les techniques d’écriture : discours oraux d’un trader, documents, posts des forums adolescents avec leur syntaxe texto, etc. Etait-ce délibéré ?

Oui, et je vous remercie de l’avoir noté. Puisque le précité Pierre Bélanger, en toute modestie et simplicité, entend fonder « le réseau social de la nouvelle génération sur la planète Terre », j’ai pensé qu’il était intéressant d’aller jeter un coup d’œil à ce qui se raconte sur cette fameuse planète Terre. Et comme la planète Terre ne se limite pas aux forums adolescents, j’ai inséré beaucoup d’autres sortes de discours, soit dans le dialogue, soit dans la narration : prospectus publicitaires d’agences de voyage, avertissements de sécurité omniprésents, propos journalistiques, déclarations de politiques, de militants associatifs. L’acteur Philippe Léotard, pour perfectionner son art, récitait du Lautréamont dans des bars à des ivrognes. Il s’estimait satisfait quand ses auditeurs ne s’apercevaient plus qu’ils entendaient de la poésie. J’ai, en quelque sorte, suivi le chemin inverse – même si l’actuel bavardage universel n’a qu’une assez lointaine ressemblance avec Les Chants de Maldoror

La récurrence des parricides et matricides dans le roman provoque une sorte d’atmosphère quasi fantastique ; y avez-vous songé, ou souhaitiez-vous demeurer réaliste ?

J’ai voulu écrire un roman sur les conditions actuelles d’existence concrète, fondé sur des événements absolument réels. Votre interprétation prouve apparemment que je n’ai pourtant qu’en partie écrit un roman réaliste. Peut-être la nouvelle réalité est-elle vraiment fantastique, au sens littéraire donc effrayant du terme ? Cette formule de Louis Vax me revient souvent à l’esprit : « Le véritable temps fantastique est celui de l’épouvante, de la menace sans recours ». Un temps, en somme, où « la peur est toujours présente », pour reprendre la formule du docteur Chambry. En tout cas, personnellement, L’Homme au sable d’Hoffmann me terrifie davantage que les films gore qui font fureur dans les salles, au point que j’évite de le lire après vingt heures, sans quoi je ne peux plus m’endormir. Mon principe de précaution à moi.

Le roman met en scène l’idée que tout nous échappe, devient incontrôlable : capitalisme en roue libre, enfants hors de contrôle, technique autonomisée, etc.

Oui – même si je ne pense pas du tout qu’il faille « contrôler » les enfants. L’affaire Kerviel, où l’on découvre des produits financiers tellement sophistiqués que les banques elles-mêmes ne les maîtrisent plus, est une saisissante illustration de ce phénomène. Voilà quelques mois, l’essayiste Lakis Proguidis avait bien résumé où nous en sommes : « Qui gouverne notre pensée ? Qui est installé dans nos bouches ? Qui a pris le contrôle de notre corps, de nos cordes vocales ? Qui tape sur nos claviers ? ». Depuis quelques semaines, sur Google, lorsqu’on tape les premières lettres d’une requête, le moteur propose d’emblée une liste de termes, et le nombre de résultats correspondant. J’ignore les motivations de cette innovation (gain de temps minime ? choix de ses mots-clés en fonction de ceux des autres internautes ?) mais l’étrange maladie évoquée par Proguidis a encore progressé puisque nous n’avons même plus besoin de taper sur nos claviers…

Vous ne reculez pas devant les sujets polémiques, souvent sources de malentendus dans les romans : banlieues, racisme anti-blanc, islam, etc. Quelle a été votre stratégie face à ces problèmes ? Comment « gérer » la distance entre l’écrivain et les propos de ses personnages ?

D’abord, si vous le permettez, l’islam n’est pas un problème, mais une religion.

Ensuite, je ne vois pas pourquoi il faudrait éviter certains sujets au prétexte que certains les ont déclarés interdits. Enfin, j’appréhende justement la littérature comme un des derniers lieux où il soit encore possible de ne pas « gérer », c’est-à-dire d’échapper au champ lexical du capitalisme. Libre à qui voudra bien me lire de se faire sa propre opinion. Cependant, alors que j’écris ces lignes, la radio diffuse un message du ministère de la Santé : « Quand on est exposé au froid, cela peut entraîner des risques graves pour la santé ». Couvrez-vous, car s’il fait souvent chaud en été, l’hiver, les températures descendent régulièrement sous le zéro. « Les mots des pauvres gens », que chantait si superbement Ferré qu’ils vous nouaient la gorge, sont passés dans la langue des services de l’Etat et, à mon avis, nous n’avons pas gagné au change.

Propos recueillis par

Principe de précaution, de Matthieu Jung