On aime bien appeler Stephen O’Malley par son petit nom, SOMA. Par affection pour son beau parcours d’abord, pour gagner du temps quand on barbouille des chroniques, ensuite : le garçon est si insatiable, aimable et passionné qu’à chaque fois qu’on part à la pêche pour les nouvelles discographiques, on revient avec une pile de disques sous le bras. Attention les oreilles, rien que ces trois dernières années et sans compter les CDR, les DVD, les éditions limitées au Japon ou les rééditions fastueuses (dont celle de son vieux combo Burning Witch), on dénombre pas moins de trois albums pour Æthenor (avec Vincent de Roguin de Shora et Daniel O’Sullivan de Guapo), deux pour Ginnungagap (avec Dawn Smithson de Jessamine), un LP avec Z’ev, deux avec Gravetemple (avec Oren Ambarchi), un nouveau Lotus Eaters (avec Aaron Turner d’Isis et James Plotkin), deux Khanate (avec Plotkin et Alan Dubin), un avec Attila Csihar, quatre Sunn O))) et quatre KTL (avec Pita). La faute à une metal credibility que tout le monde s’arrache ou à une aménité musicale hors du commun ? Quoi qu’il en soit, on aurait tort de se laisser effrayer ou, comme beaucoup, agacer par cette prolixité terrifiante, parce que les dernières nouvelles sont assez affriolantes et engagent le barbu sur des chemins caillouteux et imprévus.

Prenez l’étonnant 4de KTL pour commencer (à ne pas confondre avec IV, compte-rendu d’un concert enregistré à Paris en août dernier). Il témoigne d’un joli saut dans le vide de SOMA (on y va) et Peter Rehberg qui, dégagés pour la première fois de leurs obligations envers la chorégraphe Gisèle Vienne, se réinventent presque complètement en lâchant le drone metal et en multipliant les stratégies pour solidariser leurs territoires. Enregistré à Tokyo, en studio avec Jim O’Rourke, il ramène d’abord les amplis et le son de pièce dans la popotte du duo ; il invite ensuite le batteur de Boris à marteler de la caisse claire ou du gong sur trois morceaux ; enfin il redistribue magnifiquement les matières électriques et numériques dans l’espace, à l’image du Paraug d’ouverture ou la guitare fait un apocalypse black metal avec les cymbales à l’horizon pour laisser les terribles perturbations digitales de Pita cracher au premier plan dans les speakers. Le duo revient aussi discrètement à la cadence, qu’elle soit motorisée par un gros martèlement kraftwerkien (le très large Paratrooper) ou par de plus vulnérables constructions pulsées de déchets, de coups de fouets et de dissonances (Benbet), et s’autorise même entre deux flaques toutes noires des étonnantes percées de lumière solaire. Sans conteste le plus concentré, le plus industrieux et le plus musical des disques du duo.

Plus chaotique, moins définitif mais tout aussi intense encore que son incroyable prédécesseur Capture & release, le quatrième opus de Khanate fut enregistré immédiatement après ce dernier et juste avant la dissolution définitive du groupe à l’hiver 2005. Rappelons un instant ce qui fut le leitmotiv premier du projet : reprendre le flambeau de la disgrâce terminale de Old via la voix très, très écorchée de Alan Dubin, inventer des nouvelles polarités pour la musique extrême après la violence en plein dans le bruit, et redessiner le doom metal en utilisant le silence et les très basses fréquences plutôt que des riffs bluesy de quarante ans d’âge. Et à la veille de sa séparation, le groupe semblait presque en vacances de sa dogma : moins isolationniste, moins jusqu’au-boutiste, il fait exploser sa formule en larsen terribles comme un bubon dégueulasse (Wings from spine) avant de dériver vers des contrées presque décentes de désespoir (In that corner, avec ses airs de western music à la Earth complètement dégondée). Le très impressionnant Every god damn thing (presque trente-trois minutes au compteur) fricote plus ouvertement avec le silence et l’obscurité et revient à une belle rigueur monacale – illustrant à merveille le credo libertaire de Soma : « l’idée, ce n’est pas de ralentir les choses pour le plaisir, mais plutôt de créer des structures temporelles plus complexes » – mais à mi-parcours, on réalise surtout que la musique que dans ses derniers jours, le groupe ressemblait plus au Fushitsusha de Keiji Haino qu’à n’importe quel autre groupe de doom metal.

Profitant déjà du jeu excentrique, proggy et très évasé de Daniel O’Sullivan de Guapo, Æthenor est certainement le projet plus ample, le plus « coloré » (disons que le spectre va du gris foncé jusqu’à l’orange) auquel collabore O’Malley depuis quelques temps – en tout cas celui où il semble le plus décidé à faire violence à ses monomanies. Plus présomptueux encore, ce nouveau Faking gold & murder voit le trio devenir un grand ensemble avec l’arrivée de deux percussionnistes (Nicolas Field et Alex Babel, aka Buttercup Metal Polish), de l’inclassable guitariste britannique Alexander Tucker et de David Tibet à la récitation et au(x) chant(s), qui reviolentent l’univers en forme de flaque du trio. L’océan sépulcral, épais et magnifiquement enregistré qui coule entre ces sept là est étrange au-delà de toute espérance, et rappelle tous les projets de tout le monde en même temps (à certains moments du deuxième morceau, on aurait presque l’impression d’entendre Tibet grimacer sur un inédit de Khanate) autant que l’album de Current 93 le plus sombre depuis des lustres. Un gros opus plein de matières délicieuses (gargouillis de synthés, roulements de caisses claires lunaires ou guitares solaires) et de moments presque émouvants (le final presque apaisé, où Tibet s’envole) qui est certainement le projet le plus neuf et le plus excitant de Soma depuis un gros moment.