On rencontre Florent Marchet pour parler de chanson française comme terrain d’expérimentation. Parce que depuis quelques temps, de Philippe Katerine (« Vallées 2008 ») à Claire Diterzi (« Tableau de chasse »), en passant par Married Monk (« Elephant people »), elle s’hybride à nouveau en se frottant aux arts majeurs, danse, peinture, théâtre et, bien sûr, littérature. Depuis « Gargilesse », en compagnie de l’écrivain Arnaud Cathrine, Florent Marchet apparaît malgré lui comme le chantre de cette scène post « intello-rock ». Avec « Rio baril » et « Frères animal », il a viré anti-pop en accouchant de « roman-musicaux ». Virage surligné par sa participation au « livre-disque » collectif « Fantaisie littéraire » (lire notre papier). La chanson sort-elle grandi de se frotter aux arts majeurs ?

Chronic’art : Bonjour Florent. Sur Gargilesse, ton premier album, sorti en 2005, tu ne parlais pas forcément de toi à 100%, mais on sentait que ta narration était plus connectée à ton vécu, ton « Je », ton ressenti. Tu entretenais le flou. Avec le suivant, Rio baril, tu as bouleversé ça en mettant en avant un univers plusostensiblement fictionnel…

Florent Marchet : Oui, mais ça ne veut pas dire que j’y mets moins de moi, c’est peut-être juste effectivement que j’y mets plus de distance. J’ai envie de parler des autres, j’ai envie de parler de la société qui m’entoure, c’est ce qui me nourrit aujourd’hui. Lors de mes dîners entre amis, je parle rarement de mes petits problèmes personnels, je parle plutôt de sujets sociétaux.

Quand tes amis te demandent si ça va, tu sabordes toujours la question d’un oui mécanique ?

Je réponds « non » avec un ton glacial ! Non mais sérieux, je n’ai rien contre l’autofiction…

Le truc c’est que depuis que tu as mis de la distance dans tes chansons et que tu y parles plus frontalement de la société, je trouve qu’elles ont perdu de leur force d’incarnation et d’émotion, qu’elles sont devenues froides.

Euh, je ne suis pas sûr de ça. Ou alors ça veut dire que mes chansons sont mal interprétées. Et c’est possible que j’interprète mal. Mais je ne crois pas… Regarde, par exemple, au cinéma, on ne se pose pas la question de savoir si le réalisateur parle de sa vie ou non, c’est une histoire, des personnages. Et puis, autre exemple : Piaf ne racontait pas sa vie. De temps en temps, oui. Mais souvent elle faisait aussi des chansons poignantes en ne racontant pas sa vie. Brel, non plus. Oui, regarde Brel, il était constamment en tournée, c’était ça sa vie : trajet en voiture jusqu’à la salle, concert, repas arrosé avec les copains et écriture jusqu’à 5h du matin. Donc la vie de Brel là-dedans, c’est quoi ?

Sa vie « intérieure » ?

C’est le personnage. Ce sont les autres. Dans ce cas, pour moi, l’émotion vient de l’interprétation, de la façon de faire vivre les personnages. Parfois il faut juste faire croire qu’on raconte sa vie. De toute façon, dans la création, on apporte toujours sa propre vision des choses ; donc on parle de soi quoiqu’il arrive. Moi quand je parle d’un personnage, je me mets à sa place pour pouvoir inventer son « Je ». Je dis « je » pour défendre mes personnages avec mes propres émotions, mon propre vécu. En fait, j’aborde l’interprétation de mes chansons comme un acteur aborderait un rôle.

Il n’y a pas que ton travail d’interprétation et de distanciation qui a changé dans tes morceaux, il y a aussi, et je dirais même surtout, l’imbrication texte-musique. Le texte semble avoir pris le pouvoir sur la musique. Et j’ai trouvé confirmation de ton parti pris en lisant le texte que tu as écrit dans le livret de Fantaisie Littéraire, livre-disque collectif où tu as mis en musique un texte d’Edouard Levé (lire notre papier). Tu y dis en gros qu’une bonne musique n’a jamais sauvé un mauvais texte.

Je n’ai pas dit l’inverse ?

Je te cite : « Le territoire « texte & musique » défriché par le livre-disque Frère Animal me conforte dans l’idée qu’un texte reste la matrice d’une chanson. Pourtant, en musique, on considère souvent que la composition est plus importante que le texte ». Tu affirmes donc en filigrane que pour toi c’est le texte qui prime, non ?

Non, au contraire. Je dis juste que la musique peut sauver une chanson, et que c’est pour ça qu’on a tendance à moins s’intéresser au texte. D’ailleurs, on le voit bien avec la chanson anglo-saxonne où les gens n’écoutent pas forcément le texte, mais sont attachés à une voix, à une musique. Et en un sens, c’est pareil en variété française. Combien de fois se met-on à siffler des chansons de variété sans savoir ce qu’elles racontent ? Et heureusement d’ailleurs ! Si on lisait un texte de variété sèchement face au public, il y aurait de grandes chances pour que tout le monde soit mort de rire.

Un exemple ?

« Je t’aime comme un fou, comme un soldat, comme une star de cinéma ! ».

Mais avec la musique et le chant de Lara Fabian c’est génial !

Quelque part oui ! Tout d’un coup, ça décolle. Et c’est la musique qui fait ça. Mais je préfère quand même quand le texte est bon. J’aime beaucoup des groupes comme Expérience parce qu’ils ont la musique et le texte. C’est important d’avoir les deux. Mais la plupart de mes amis ne peuvent pas écouter ce type de groupe plus de deux secondes.

J’en reviens au livret de Fantaisie Littéraire. Un petit speech t’y décrit, en vertu de tes deux « romans-musicaux », Rio baril et Frères animal, comme « un digne héritier de Gainsbourg ». Qu’en penses-tu ?

J’aime beaucoup Gainsbourg. Après, ce n’est pas forcément à moi de répondre à la question, c’est au temps. On verra.

Oui, mais sans parler de longévité de carrière ni même de postérité, au regard de ta démarche musicale, tu peux dire si tu suis ou non les enseignements de Gainsbourg.

Je ne pense pas avoir la même démarche que lui. C’est marrant d’ailleurs parce qu’on réduit souvent Gainsbourg à ses albums concept, mais il n’en a fait que deux, à une période ou plein de gens en faisait. En plus, c’est son producteur de l’époque qui lui a dit de s’intéresser à ce genre d’albums, parce que ça se faisait aux Etats-Unis et que ça y cartonnait. Mais si je ne me sens pas dans une démarche Gainsbourienne, c’est que lui méprisait un peu la chanson…

Or toi tu ne la méprises pas !

Exact ! Gainsbourg a fait de la chanson une sorte de petite entreprise. Il ne faut pas perdre de vue qu’il a fait beaucoup de business, qu’il a écrasé tout le monde autour de lui. Ça, on ne le dit pas beaucoup, mais il s’est fâché avec tous ses compositeurs et arrangeurs.
Ça ne m’étonne pas. On ne devient pas une pop star comme lui, une telle vedette, pour reprendre tes mots, sans avoir une personnalité guerrière et vampirique.

Oui, et il a quand même signé des musiques qui n’étaient pas de lui mais de Vannier ou de Colombier. Ça se sait aujourd’hui. Enfin voilà, Gainsbourg, c’était quelqu’un qui savait s’entourer. Il avait cet énorme talent. Et ça n’enlève rien à son indéniable talent d’écriture.

Artistiquement, au sujet de Gainsbourg, pour le cerner on en revient toujours à sa fameuse citation sur la chanson comme art mineur. Toi, j’ai l’impression que tu te situes à l’exact opposé de cette conception Gainsbourienne de la chanson…

Disons que c’est toujours assez agaçant d’entendre ce genre de propos de la bouche de gens aussi talentueux que Gainsbourg.

Mais c’est un principe auquel il a globalement été fidèle. Il a souvent considéré la chanson comme un produit jetable…

C’est un peu cynique. Je crois que son rapport commercial à la chanson vient de sa déception par rapport aux fours retentissants de Melody Nelson et de L’Homme à la tête de chou.

Oui, même si j’aurais tendance à dire que ça remonte même à son rapport contrarié à la peinture. Il aurait voulu exceller dans cet art majeur, mais il a dû se « contenter » des miettes : la pop, qu’il traitait donc instinctivement comme une chienne, le reflet de sa « médiocrité »…

C’est vrai. Mais de toute façon, en France, tout ce qui est mélange des genres a du mal à trouver sa place. Dans notre société, c’est évident, on aime ce qui est de pur sang. Par exemple, tu ne peux pas mélanger la peinture et la danse.

Oui, mais au-delà de son parcours et de ce qu’elle dit de lui, je trouve que l’approche Gainsbourienne de la chanson est cruciale. Cruciale parce qu’à mes yeux elle exprime un juste amour de la chose. Oui, au-delà du mépris, en la caractérisant d’art mineur, il dit aussi ceci : une chanson sera d’autant plus touchante qu’elle respectera des canons de séduction très précis. Et ces canons sont ceux de la pop, c’est-à-dire un rapport décomplexé et épuré au texte, une musique accrocheuse et une imbrication texte-musique maximale. Je ne suis pas musicien, mais en tant qu’auditeur, j’y vois presque les conditions sine qua none pour qu’on soit en face d’une chanson : quelque chose d’organique et touchant Je suis donc méfiant quand je te vois te frotter à la littérature sur Rio baril et Frère animal. A bouleverser l’alchimie texte-musique à coup de textes fleuves, j’ai l’impression que tu perds la chanson…

Oui, mais ce bouleversement était déjà pris du temps de la musique classique. Des compositeurs comme Fauré travaillaient avec de grands poètes et ça donnait des chansons considérées comme une sorte de musique noble. Et à côté il y avait la chanson populaire…

Depuis Gargilesse tu t’éloignes donc de la pop pour viser une musique plus noble ?

Oui, mais ça ne m’empêche pas de continuer à faire de la pop. Je compose en fonction de mes désirs du moment et je fais la différence entre ce que je compose et ce que j’interprète. J’ai plein de chansons pop que je n’ai pas interprétées pour l’instant, parce que je n’en avais pas envie. Sur Rio baril, j’avais vraiment envie de raconter une histoire, je l’ai senti comme ça, et c’est venu un peu par hasard. J’ai commencé à écrire le morceau « Rio Baril » et, à partir de là, je me suis aperçu que je tenais le début d’une histoire, que je n’avais plus qu’à creuser.

Et c’est là que Les Inrocks ont sorti THE comparaison magique, le truc qui te fluidifie une promo en deux secondes douze : « Florent Marchet, le Sufjan Stevens français » !

C’est dingue (rires) ! J’aime beaucoup Sufjan Stevens. La comparaison est donc gênante mais flatteuse. Mais pour en revenir à Frère Animal, c’est vraiment parti avec Arnaud d’une envie de lecture musicale sur-mesure. Parallèlement aux concerts, on a fait beaucoup de lectures musicales dans des festivals littéraires où on mettait donc en musique ses textes ou ceux d’autres écrivains. Mais avec Frère animal, on a voulu écrire des textes qui seraient dès le départ fait pour être dits oralement sur de la musique. On a donc commencé par écrire ces textes et on les a un peu retravaillés pour qu’ils soient parfaitement calés sur les musiques.

J’ai écouté Frère Animal, deux fois, et je t’avouerai que j’ai eu du mal. L’histoire de la compagnie Culbuto, de la mère nourricière, etc. J’ai trouvé que ce n’était pas très poétique, très plat, simpliste. Oui, autant j’avais trouvé les textes de Gargilesse super fins, super bien sentis, malgré l’ironie latente, autant depuis je trouve que tu as chaussé de gros sabots. Dans Frère animal, c’est comme si tu t’adressais à des enfants.

C’est violent quand même ! Il y a une grande violence.
Dans le propos mais pas dans la forme…

L’écriture y est pourtant plus littéraire que dans mes précédentes chansons.

Je ne trouve pas, non. Je trouve ça très « stone », très froid.

Ce qui est sûr, c’est que là on est dans la prose plus que dans la chanson. Et quand on fait des chansons en prose, c’est sûr que ça demande plus de temps et de concentration pour rentrer dedans. Ça demande une vraie rencontre car ce n’est pas le texte qui vient à nous, mais nous qui allons vers le texte. Donc c’est sûr que ce n’est pas un format qui s’écoute à la légère. Surtout qu’on parle du monde de l’entreprise, un sujet grave en accord avec ce que les gens vivent aujourd’hui. Donc voilà, ce n’est pas très glamour.

Quel intérêt y a-t-il à faire de telles chansons sur ce monde de l’entreprise qui fait chier les gens au quotidien ?

La plupart des gens qui viennent me voir à la fin de mes concert me disent : « ça nous fait du bien parce qu’on a l’impression de partager les mêmes peines ». Et je pense que ça sert aussi à ça un artiste : à témoigner de l’état d’une société à un moment précis pour dire : « Regardez, vous n’êtes pas tout seul, on est tous dans le même bateau ». Et que des gens se reconnaissent dans cette œuvre de témoignage social fait aussi du bien à l’artiste. Car quand le mec écrit sa chanson, il n’est pas que tourné vers lui, il cherche un écho : « Oho, y’a quelqu’un dans la forêt ? J’ai mal à ma société ! ». Donc voilà, c’est une question de message. Ça veut dire que le message est passé et ça fait du bien.

Ce qui m’embête sur Rio baril et Frère animal c’est sans doute ça : ce sont des albums très sensés !

C’est engagé.

Très.

Frère animal, c’est un livre de gauche. Sérieux, c’est un disque qui veut défendre les acquis sociaux…

Et tu n’as pas peur de l’étiquette de « chanteur engagé » ? Pour un artiste, c’est toujours un peu gênant car réducteur d’être perçu comme tel.

Je ne fais pas de politique à proprement dit, ce n’est pas mon métier ; en revanche, j’ai un avis sur la société, ce qui ne veut pas dire qu’il soit forcément intéressant. D’ailleurs, la plupart du temps, je trouve ça super dangereux quand on demande aux chanteurs de s’exprimer sur la politique, parce qu’ils ne maîtrisent pas forcément le sujet. Moi je ne suis ni sociologue ni philosophe ni politique.

Et tu n’es peut-être pas assez dans la merde pour t’exprimer sur les travers de cette société ! Je veux dire tu vis dans une certaine réalité qui a l’air assez chouette. Tu as un beau studio, de beaux instruments, une cafetière à dosettes…

Oui, voilà. Après, moi, j’aime me sentir concerné. Voilà le mot : ce n’est pas « engagé », c’est « concerné ». Parce qu’elle est là la limite : finalement, qu’est-ce que je fais pour améliorer la société ? Je n’ai pas l’impression de faire grand-chose…

Tu te sens concerné parce que tu culpabilises d’être pas mal à l’abri ?!

Non, mais je me sens concerné. Les inégalités sociales me révoltent. Moi, je n’ai pas de problème avec le fait de payer des impôts ; au contraire, j’aimerais bien, si c’était possible, en payer plus. Aider les plus démunis, je trouve ça totalement normal. Ça paraît banal, presque bête, mais moi ce monde individualiste qui ne veut pas partager, je trouve ça super violent !

Ne crains-tu pas de prendre ce rôle d’ « artiste concerné » trop au sérieux ?

Je n’ai pas l’impression de construire une œuvre artistique sur ce thème ! Pour moi, tout ça ce n’est qu’une grande passion, et sincèrement je ne cours ni après un succès ni après quelque reconnaissance que ce soit. Travailler dans l’ombre ne me dérange pas. Par contre, j’aime écrire sur des sujets qui m’animent, j’aime composer. Je le fais avec une grande joie en plus. Une grande détermination mais aussi une grande joie. Quand on a fait Frère animal avec Arnaud, on n’était pas austère et sérieux, on s’est vachement marré, on était comme des mômes, même quand on a fait La Chanson du DRH parce que l’écriture est un terrain de jeu incroyable. Mais tu as raison : peut-être qu’on a aussi eu envie de faire ça parce que parfois on culpabilise de se rendre compte qu’on ne fait pas grand-chose pour la société. C’est notre façon de dire qu’on n’est pas « désengagé ». Et puis je crois qu’on a aussi fait ça en réaction à toute cette récente vague de chansons sur les petits riens du quotidien. J’avais l’impression que ça venait de gens qui ne sentaient pas concernés par le monde dans lequel ils vivent.

Ok, mais entre la chanson sur les petits rien du quotidien et celle sur les grands maux de notre société, il y a un monde quand même. Pourquoi tomber dans les extrêmes ?

Peut-être qu’on manque de Noir Désir, de gens comme ça… Ce genre d’artistes ça fait du bien, même si Noir Désir se prend peut-être très au sérieux (rires). Quand on écoute des groupes comme Noir Désir, on a l’impression de ne pas être seul. On se dit qu’il y a des gens qui pensent comme nous. C’est encore une fois cette histoire de collectif… Je ne peux pas croire qu’on soit tout seul à souffrir d’une société qui prône l’individualisme. Ce n’est pas Frère animal, qui est un truc glaçant, c’est le monde qui est glacé comme un frigo. C’est terrible ; on se sent seul, vraiment seul. Je pense qu’on n’aurait pas du tout écrit ça dans les années 70. Si j’avais composé à cette époque, j’aurais sans doute fais des chansons plus légères. C’est le monde extérieur qui me pousse à faire des chansons dures.

Propos recueillis par