Quarante ans que Manset sort des albums chez EMI. Quarante ans qu’il est nourri-logé-blanchi par le culte fervent d’un petit nombre. Quarante ans qu’il erre comme un Minotaure en son labyrinthe, tout puissant dans sa bulle comme un Brian Wilson qui n’aurait connu ni drogue, ni folie, ni père violent. Quarante ans qu’il est un (n)anti, anti-Gainsbourg, anti-Johnny, anti-Bashung. Quarante ans qu’il se définit par ce qu’il n’est pas sans qu’on sache vraiment ce qu’il est. Quarante ans qu’il livre une œuvre insensible aux modes qui passent, à la crise du disque. Alors, quand à l’aube de son dix-neuvième album Manset confesse vouloir dégraisser le mammouth, arrêter les longs morceaux biscornus dont il était coutumier pour livrer des morceaux plus bruts « parce que c’est ça que les gens ont besoin », quand Manset dit même qu’il se verrait bien sortir un album de « rock pur et dur à la Bruce Springsteen » et qu’il pense le plus sincèrement du monde à se produire enfin sur scène, on voit ça comme un « coming out », un « je reviens parmi les hommes, je suis un homme, j’existe » qui ne peut laisser indifférent. Après avoir discuté d’un Manitoba ne répond plus perçu comme plus tendre, humain et autobiographique que ses précédents disques, on a donc tenté d’en savoir plus sur Manset l’homme, le fils, l’enfant. Et, en ce 16 septembre, 16h00, tranquillement installé dans la chambre d’hôtel baroque qu’EMI lui a réservé non de son 16e arrondissement, mordant dans ses toasts, Manset répond.

Chronic’art : Bashung et vous êtes de cette génération qui a vu naître le rock. Pourtant, votre musique et votre discours semblent dire que vous n’êtes pas un « enfant du rock » comme Bashung. Comment cela se fait-il ?

Gérard Manset : Moi je me fous des baffes tous les matins en me réveillant parce que j’ai raté toute ces années-là. J’aimais les Stones bien sûr et comme tout le monde les Yardbirds et tout le bazar, mais ça c’était quand j’avais 16-18 ans, la période des boîtes, du scotch et des filles. Mais après, tout de suite, j’ai commencé à travailler et je n’écoutais plus rien. Je me souviens, j’étais déjà chez Pathé Marconi, il y avait tout le monde, j’aurais pu prendre un avion avec je ne sais qui pour aller voir Cartney par exemple quand il venait à Paris. Mais je n’ai jamais foutu les pieds à l’Olympia, je n’ai jamais fait un mètre dans un couloir pour aller ouvrir une porte et regarder je ne sais qui. J’étais complètement imbécile ! Complètement imbécile ! Je le regrette énormément, mais j’étais dans mon truc, La Mort d’Orion, tout ça, j’étais dans mon truc !

Vous aviez quel âge ?

Je devais avoir votre âge ou peut-être un peu moins, je ne me rends pas compte, mais voilà à cet âge-là on se fout parfois de ce qui s’agit au dehors, on est dans son truc ! Moi il aurait fallu que j’ai un copain de mon âge qui me dise : « Gérard, enfin, t’es complètement débile ! Tu ne fais pas trois mètres pour aller voir Cartney ! T’as machin qui prend son avion pour aller le voir et tu ne montes pas avec lui ! »

Et vous n’avez pas eu ce copain ?

J’en ai eu qu’un qui l’a un peut fait, mais pas à ce point-là, c’était un dénommé Lancelot. Il allait en Californie, il voyait tout le monde et de temps en temps on en parlait et il se foutait plutôt de ma gueule. Mais voilà il ne m’a jamais dit : « Gérard, demain matin je vais voir untel à San Francisco, alors fais ton sac, tu montes dans l’avion avec moi ! » Non, jamais il ne m’a dit ça. Et donc comme j’ai quand même un certain caractère, je l’envoyais chier. Et puis après j’ai travaillé pendant des années au Studio de Milan, puis j’ai beaucoup voyagé donc je n’ai pas vu le truc passer. Ring my bell et tout ça, je l’entendais aux Philippines mais pas à Paris. J’ai produit un ou deux albums à Londres, à la belle époque, mais à part ça je n’y allais pas. Blondie, j’aurais dû aller voir ça à Londres, mais ça ne m’est même pas venu à l’esprit. Maintenant je suis à genoux quand j’entends ça !

Ah oui ?

Mais oui ! La chose importante et que vous avez du mal à réaliser c’est qu’à l’époque les médias étaient très différents. Il y avait très peu d’émission là-dessus. Surtout en France. En France c’était Michel Drucker, c’était Bouvard, c’était Dalida, voilà, toute la daube française absolue ! Ce n’était pas du tout le marché international. Alors qu’aujourd’hui il y a des articles sur ça tous les jours. Mais par exemple Pink Floyd, qui était quand même monstrueux dans l’univers musical des années 75-78 et bien on trouvait leurs disques à la Fnac, point final. Il n’y a jamais eu une émission de télé sur Pink Floyd, ni un mot sur eux dans un quotidien quelconque, il y avait juste un papier de temps en temps dans Rock&Folk, voilà.

Cette rareté devait rendre cette musique d’autant plus fascinante ?

Non, mais ce que je veux dire, c’est que ce manque de sollicitations explique pourquoi ça n’a percé ma gangue. Parce que je n’avais plus 20 ans, je bossais. Le matin je me tirais et j’avais d’autres trucs en tête. J’étais dirigeant de société au Studio de Milan, je devais m’occuper des clients, du matériel, de la production, de mes albums, de la vie de famille, un million de trucs. Et puis après comme je disais j’ai beaucoup voyagé.

Du coup vous apparaissez comme un enfant de la génération d’avant. Vos maîtres, dites-vous, sont Bonnard, Poussin, Hugo, Zola…

Oui et toutes ces choses n’ont plus de référents. Prenez La Faute de l’abbé Mouret de Zola ou d’autres très beaux textes : quand moi j’avais 10 ans et que je me promenais dans la campagne, j’étais dans Zola ! Aujourd’hui on se promène dans la campagne, on n’est plus du tout dans Zola. Les mecs qui ont 20 ou 30 ans aujourd’hui n’ont pas connu ça. C’est donc compréhensible que ces textes les fassent chier.

En même temps on pourrait croire qu’aujourd’hui cette littérature est d’autant plus fascinante qu’elle parle d’un monde qui n’est plus, qu’elle est dans la fiction, l’abstraction…

Peut-être que ça fait ça pour certains, mais il fut un temps où ce n’était pas une fiction.

Au départ vous vouliez intituler votre nouvel album Comme un lego. Mais vous n’avez pas pu car vous aviez déjà cédé la chanson du même nom à Bashung pour son album Bleu pétrole. Du coup il était question qu’il s’appelle Le Pays de la liberté, qui est le titre d’une de ses chansons. Pourquoi avez-vous donc finalement décidé de l’appeler Manitoba ne répond plus ?

En fait dès le départ j’avais aussi cette idée-là en tête. « Manitoba ne répond plus » ce sont quelques mots issus de la chanson O Amazonie. Et à la base, ces mots font référence à une BD d’Hergé qui porte le même nom. En la retrouvant chez moi, j’ai tout de suite eu un coup de nostalgie. Cette BD c’est comme mes espadrilles d’il y a 40 ans, comme ma musette quand j’allais à la pêche ou ma première boîte d’aquarelle. Je me suis donc dit que je serai très à l’aise de parler de ça dans les interviews. Parce qu’en appelant cet album Manitoba ne répond plus, je montre une fois de plus que je suis toujours rattaché au passé. Aux années 50.

J’ai lu dans Rolling Stone que vous aviez rejeté l’idée d’appeler votre disque Le Pays de la liberté de peur qu’on ne vous pose trop de questions sur la France d’aujourd’hui. C’est vrai ?

Oui, il se trouve qu’en 48h, il y a quelques personnes qui m’ont posé des questions de ce genre. Mais si je n’ai pas gardé ce titre, c’est plus parce que je le trouvais trop proche de La Vallée de la paix et trop simpliste aussi. Il n’ouvrait pas l’imaginaire. Quand j’ai dit que j’allais finalement l’appeler Manitoba, tout le monde a été ravi !

En effet ce qui est bien avec Manitoba, c’est que ça évoque une sorte de contrée inconnue, une sorte de pays exotique, un paradis perdu. Et voilà, on y est, car qu’il y a-t-il de plus Manset que le paradis perdus ?

Exactement. D’ailleurs, dans sa BD, Hergé donnait lui déjà cette consonance parce qu’il situait Manitoba en Océanie alors qu’à la base c’est une province canadienne. Aux gens qui l’ignoraient ils donnaient donc l’impression qu’il s’agissait d’une destination paradisiaque.

J’ai l’impression que vous avez donné la même consonance à votre nom de famille. Parce qu’en 1972, vous avez choisi de ne plus inscrire votre prénom sur vos pochettes de disques mais seulement votre nom. Pour ceux qui ne savaient pas que Manset était votre nom, Manset a donc pu apparaître comme le nom d’un pays imaginaire ou d’une destination paradisiaque. C’était ça l’idée ?

Je n’aime pas le côté état civil du nom-prénom. Mes albums et la vie de tous les jours sont des mondes différents. Quand on croise des gens dans la rue (le boucher, le charcutier, la famille), on est quelqu’un et quand on fait un machin comme Obok on est quelqu’un d’autre. Je regrette de ne pas avoir de pseudonyme pour que ce ne soit pas plus codé.

Supprimer votre prénom de la surface de vos pochettes de disques c’était donc une manière de décrocher de l’humain ?

Oui, un minimum. Ça me rappelle une anecdote : il y a quelques jours un copain m’a envoyé un texto. Il venait de recevoir l’album et il m’a écrit : « Manset Airline » (rires) ! J’ai beaucoup aimé ce « Manset Airline » (rires) !

A propos de nom de famille, parlons famille. La votre compte-t-elle des artistes ?

Pas vraiment, mais l’année dernière j’ai sorti Les Petites bottes vertes, un livre dans lequel je disais deux-trois trucs sur ma famille. Ma mère était violoniste. Elle n’a pas fait carrière, mais jusqu’à son mariage et ses premiers enfants, elle était dans la veine des quelques violonistes de haut vol. Et puis son frère était violoncelliste, et sa sœur jouait du piano. J’ai donc été un peu élevé dans ça. Petit, j’entendais du Chopin, pas grand-chose, mais c’est des sortes de pointillés très très importants. Surtout qu’après mon frère aîné m’a abreuvé de musique classique. Donc voilà, c’est pour ça que je suis dans la veine Beethoven. J’ai plein de pièces magistrales en tête dont je connais chaque mesure. D’ailleurs, j’en ai déchiffré certaines pages.
Ecoutez-vous toujours de la musique classique ?

Ah non, jamais. Enfin, je dis jamais, il m’est arrivé de réécouter un peu Chopin mais très peu. Par hasard, j’en entends parfois quand je regarde un film sur Arte. D’ailleurs je m’interroge : « C’est qui ? Quel concerto ? Quelle symphonie ? » Mais non, je ne réécoute pas trop tout ça parce que ça me rattacherait trop à un passé révolu. On ne peut pas refaire une éducation musicale qu’on n’a pas eue. Et comme il y a de moins en moins de gens qui ont cette éducation, pratiquement plus personne, j’éprouve un malaise à me replonger là-dedans. C’est comme si c’était une planète d’une merveilleuse beauté mais définitivement inaccessible.

Réécouter cette musique vous fait plus de mal que de bien ?

Mal, ce n’est pas le mot, mais oui, c’est un peu désespérant que le monde ait changé de sorte que ces choses-là ne soient plus.

Vos fans vous décrivent souvent comme un artiste « lucide » et vous-même dites souvent que vous êtes un artiste « clairvoyant ». Or j’ai l’impression qu’il y a là une sorte d’imposture magnifique. Je veux dire : votre propos sur le monde qui sombre dans la médiocrité la plus totale, toute cette thématique du paradis perdu, du « c’était mieux avant », j’ai le sentiment que c’est plus une belle fable qu’une vérité en soi. En cela je vous vois donc plus comme un marchand de rêve qu’un artiste du réel.

C’est difficile ce que vous me dites. Vous pouvez me refaire la démonstration ? J’ai dû sauter une étape-là.

N’est-ce pas être un rêveur, un idéaliste que de croire que ça a toujours été mieux avant ?

Non, non, c’est cette phrase qui manquait dans votre démonstration, c’est pour ça que je ne l’ai pas compris. Ce n’est pas du tout une vision idéalisée ! Les choses étaient infiniment mieux avant. Infiniment.

Elles étaient mieux comparées à votre époque, mais ça ne veut pas dire que tout était mieux avant. J’imagine qu’il y a eu des époques aussi médiocres que celle que nous traversons en ce moment…

Je suis d’accord. Comprenons-nous : tout n’était pas beau. Evidemment qu’il y avait des horreurs ; mais aujourd’hui il n’y a plus que des horreurs. Non, comprenons-nous, parlons de ce qui est comparable : la vie d’un garçon de 10 ans dans les années 50 était infiniment plus enrichissante, shootante et magnifique dans tous les domaines que celle d’un enfant de 10 ans aujourd’hui. Enfin, c’est ce que je pense, mais je peux me tromper.

En tant qu’artiste vous avez donc eu de la chance d’être témoin de cette époque et de sa beauté car finalement toute votre inspiration vient de là, non ?

Oui ! Mais disons la chose d’une autre manière : je ne sais pas si dans trente ans quelqu’un de votre âge aura autant de source d’inspiration que ceux de ma génération.

Sans doute. Mais encore une fois, ce qui me chiffonne c’est de constater que beaucoup de vos fans prennent votre discours comme une vérité absolue, prêchée. Parce que moi j’ai l’impression que ce qui prime chez vous c’est moins le souci du réel et de la vérité que cet impérial besoin de créer du beau, du rêve pour embarquer les gens. Que l’important c’est de croire que le monde fut mieux avant parce qu’y croire c’est croire que le monde peut redevenir meilleur que ce qu’il n’est aujourd’hui.

Oui, bien sûr, je suis d’accord, les deux sont liés ! C’est l’histoire de la poule et l’œuf. Moi je suis né dans une certaine époque où on avait la faculté et la liberté de s’enrichir tout seul en gaulant les trucs à droite à gauche… Ne serait qu’à la campagne on aurait pu voyager dans le dixième d’un département plus qu’on ne le fait aujourd’hui dans le monde entier. Tout était plus vierge et à découvrir. A l’époque à 200 kilomètres de Paris on avait plus de terra incognita qu’il n’y en a en Inde ou en Amazonie aujourd’hui. Ça, ça conditionne à ce que la cervelle se développe de telle sorte qu’après, ayant vu la beauté, on cherche à la décrire, à la découvrir ailleurs et à la mettre en forme. Quelqu’un qui n’aurait jamais mangé de caviar ne peut pas critiquer le caviar !

A cette chance s’en est jointe une deuxième : celle d’avoir pu signer un contrat en or et presque unique en son genre avec la maison de disques Emi, à l’époque Pathé Marconi. Ce contrat, je n’en connais pas les détails mais à ce que vous m’en avez dit il vous donne >une liberté de manoeuvre qu’aucun artiste n’a eu après vous. C’est grâce à ce contrat que vous sortir depuis 1968 les disques que vous voulez au moment où vous le voulez. C’est grâce à ce contrat que vous avez pu faire de la musique votre gagne-pain et que vous avez pu dédier vie à la quête du beau.

Oui.

Je reviens sur cette idée de la primauté du rêve sur le réel que je perçois chez vous. Parce que je repense à une chose que vous m’avez dite la première fois que nous nous sommes rencontrés. Vous m’avez parlé du « damier de la création ». Du fait qu’avec La Langage oublié vous aviez coché une case sur ce damier où des artistes comme Nerval, Gide et Lennon avait déjà coché la leur…

Ah, oui, je me disais bien qu’on avait déjà dû se voir. J’étais en train de me poser la question.

Et donc vous m’aviez parlé de cette histoire de damier de la création…

C’est vrai.

Après coup je me suis dit que cette histoire de tableau avec des cas à cocher était une image totalement scolaire, enfantine…

Oui. Exactement. Jules Vernes est parti à 11 ans pour voir le monde. On l’a attrapé et on l’a ramené, mais c’est à 11 ans qu’il est parti. Pas à 35.

Mais cette anecdote montre bien que votre vision du monde est tout sauf lucide. Elle est au contraire parfaitement rêveuse, mythologique.

J’adhère tout à fait. Mais c’est Newton, il se prend la pomme sur la gueule et voilà, on est dans ce domaine de l’improvisé, de l’impromptu, de l’irrationnel et de l’enfantin. Bien sûr. Et j’ai cette chance, on parlait de contrat, de pouvoir me préserver du reste et de ne pas en sortir. Picasso c’était ça, c’est resté un gosse et il n’a jamais fait que dessiner l’enfance. Et ses dessins ce n’est même pas des dessins d’enfant.

Rester enfant et dédier sa vie à la célébration de la beauté, c’est une chance folle, non ?

C’est la chose la plus désespérante qui soit. Tout à l’heure je parlais du malaise que j’éprouvais à réécouter de la musique classique aujourd’hui. Et bien c’est un peu pareil pour ce qui est de mes créations. J’éprouve comme un malaise à devoir continuer de créer cette beauté. Quand on a connu la beauté on a d’abord envie de la faire partager, de la retranscrire, de la remodeler, mais au bout d’un moment on commence à pédaler dans la semoule, ce qui s’est passé il y a dix ou quinze ans, là tout le monde à commencer à dériver en tous sens. Alors on se dit : « Quelle est la légitimé de vouloir continuer à dire aux gens que telle chose est belle alors qu’ils ne la voient plus cette beauté parce qu’ils sont partis ailleurs, dans le pognon, la réussite, le business, la vie de famille recomposée, etc. ? » Le festival d’opéra de Bayreuth existe toujours mais je me demande qui y va. Comment ? Pourquoi ? Même si les musiciens ne sont plus tous tout jeune, c’est étonnant de voir que la musique classique existe toujours.

J’en parlais récemment avec le compositeur Jean-Philippe Goude qui m’a d’ailleurs confié avoir eu une grande période Manset. Il me disait que la musique classique est vraiment mal en point parce que son public ce n’est même plus le troisième âge, mais le quatrième âge.

Bah oui.

Mais vous, finalement, quand vous regardez votre parcours vous ne vous dite pas parfois : « Sous quelle étoile suis-je né ? ».

Oui, on est d’accord. On est ensemble, moi je réponds à une interview pour la sortie de mon dix-neuvième album, je suis dans un super hôtel en train de prendre mon crème et de manger des toasts, évidemment. Mais en même temps, je sors, je prends le journal, je vais à la Fnac ou ailleurs et comment dire ? Tout est trop dispersé. On voit un charabia artistique partout ! Donc oui, en privé, entre initiés, pour ne pas dire privilégiés, entre initiés, bien évidemment que je suis merveilleusement heureux. Je ne vais pas me comparer au pape bien sûr, surtout que là ça y est, on ne sait pas pourquoi mais on ne se fout pas de sa gueule, mais pendant longtemps on s’est foutu de la gueule du pape, de l’Eglise, de tout. Alors voilà, la musique classique ce serait une sorte d’Eglise ringarde qui n’intéresse plus personne. Et c’est pareil pour celui qui fait le pèlerinage de Lourdes ou de Saint-Jacques de Compostelle. Il est avec d’autres gens qui font le pèlerinage, ils sont heureux, ils parlent le même langage. Mais qu’ils en sortent et on se fout de leur gueule. Je suis un petit peu dans cet état d’esprit. Je suis heureux quand je suis entouré de gens qui pensent comme moi et qui voient comme moi, c’est-à-dire des écrivains, des compositeurs quelque fois, d’ailleurs c’est surtout des écrivains parce qu’ils ont encore cette sorte d’aristocratie de la sensibilité typique des gens de lettres, mais quand ce n’est pas le cas je suis déjà moins heureux.

Dernièrement, je suis tombé sur une phrase d’un artiste contemporain qui s’appelle Christian Boltanski. Il dit, parlant des artistes : « On s’est construit à l’intérieur d’un personnage qu’on s’est crée et finalement on ne vit plus, on joue à la vie. » J’ai trouvé que cette phrase vous allait bien…

Je me suis quand même méfié de vivre à l’intérieur de tout ça, mais c’est vrai que c’est dur. Un de mes premiers titres disait : « Je suis Dieu / Et je fais tomber les gens dans des pièges » Voilà, une fois qu’on voit qu’on a réussi à faire une sorte de machine bizarre comme ça, que les gens jouent avec et que ça fonctionne alors oui on se prend un peu au jeu quand même.
J’ai lu dans Rolling Stone que vous vous étiez récemment aperçu que vous aviez fini par rentrer vous-même dans votre univers…

Ça peut sembler à souligner, à mettre en gras, avec des ricanements du lecteur peut-être, mais oui, c’est vrai que maintenant je suis assez admiratif de mon oeuvre et de mon parcours. Je suis mon premier fan, non pas de la musique parce que je ne sais pas si j’aurais acheté mes albums et si j’aurais vraiment apprécié ce genre de trucs un peu complexes, mais je suis quand même aficionados du personnage, oui, de l’itinéraire, de son côté pur et dur, irréductible…

Gaulois ?

Non, teuton. Parce que c’est plus sévère. Et puis gaulois ça a été tourné en grotesque. Voilà quand on a remplacé Tintin par Astérix c’était déjà le début de la fin. On le sait, bon.

C’est-à-dire ?

C’est-à-dire que la BD emblématique d’aujourd’hui c’est Astérix. Les films qui on coûté on ne sait combien de centaines de millions de dollars c’est Astérix, qui, comparé au raffinement des images et des aplats de couleurs d’Hergé, est d’un populisme, d’une vulgarité et d’une pauvreté… Tenez, puisque vous faites un long article et que vous avez la place, j’aimerais que vous ayez le temps d’aller chercher sur Internet la reproduction de la couverture de la deuxième BD de Jo et Zette intitulé Le Manitoba ne répond plus. L’avez-vous vu ?

Oui.

Elle est stupéfiante ! J’en ai écrit un texte de deux pages que je pensais mettre sur le communiqué de presse du CD mais finalement je ne l’ai pas mis. On voit les deux gosses de dos, tous les deux en socquettes et il y a le robot fou qui se lève et puis le savant à terre, c’est d’une poésie narrative et d’un ésotérisme que tous les Batman d’aujourd’hui n’auront jamais ! Ni même les imbécillités d’Harry Potter ! Tout ça, en terme de poésie, ça n’arrive pas à la cheville d’Hergé !

Vous lisez des BD ?

Non, j’en vois juste quelques-unes. Il y a de très bons dessinateurs mais en général ils ne sont pas tout jeunes, ils sont tous à peu près de ma génération. C’était Sempé par exemple. Ce qu’il fait ce n’est pas de la BD mais quand même. Kiraz aussi, quelle élégance.

Dans un autre style, de cette génération, il y a Siné qui vient de lancer Sine Hebdo

Siné je suis beaucoup moins fan. Moi j’ai toujours été contre Charlie Hebdo. J’ai horreur de tout ça, c’est l’univers de la communication, de l’opportunisme, ça ne m’intéresse pas du tout. Là on parlait de BD, on parlait d’une sorte de création d’oeuvre.

D’ailleurs, à propos de BD, votre oeuvre est traversée de références SF. Quel est votre rapport à cette littérature ?

Là encore, je remercie mon frère aîné. Il faudra lire Les Petites bottes vertes, j’y parle beaucoup de mon frère qui est quelqu’un d’assez magistral. C’est mon aîné de quatre ans et je l’ai toujours regardé avec une espèce de distance admirative. Il jouait au bridge, tous ses copains jouaient au bridge. Il sait tout sur tout mais ce n’est pas Monsieur Je-Sais-Tout. Il sait tout quand on le lui demande et il sort le truc en ricanant, en déconneur : il est brillant. Eminemment brillant. Et bonhomme en même temps. Gentil. Et de la même manière qu’il m’a abreuvé de musique classique parce qu’on était dans la même chambre et que j’étais donc bien obligé d’écouter les trois plombes de Tchaïkovski ad libitum et bien il m’a malgré lui initié à la science-fiction. Parce qu’il avait toute la science-fiction de l’époque, la collection Fleuve noir qui était un petit peu grand public et une autre qui s’appelait Rayon fantastique avec des textes sublimes d’Isaac Asimov jusqu’à Dune. Dune était un très beau texte mais à mon avis il a marqué la fin de cette double décennie de fiction qui avait cette ingénuité que tu m’attribuais tout à l’heure, c’est-à-dire cette sorte d’infantilisme…

Cet art de la parabole ?

Oui, c’est-à-dire que ces écrivains disaient des choses en y croyant alors que c’était des choses d’une imbécillité, enfin d’une simplicité qu’on n’oserait plus aujourd’hui. Leurs livres sont tout du long teintés d’une grâce, d’une intelligence, d’une poésie, justement parce qu’il y a cette innocence de la non connaissance. Je reviens aux Petites bottes vertes que tu n’as pas lues. A deux-trois endroits j’y dis que c’était des époques d’opacité contrairement à la transparence d’aujourd’hui. C’est cette transparence qui fait beaucoup de mal Le fait de savoir dans beaucoup de domaines tue tout. Cette science-fiction nous faisait rêver parce qu’elle ne savait rien sinon les monstres à tentacules, les robots et les planètes spongieuses bouffeuses d’hommes. Or maintenant on sait qu’il n’y a rien sur Mars et sur la Lune il n’y a rien. On n’a plus que nos yeux pour pleurer.

Vous aimiez aussi des dessinateurs de SF ?

Oui, il y avait Forest, immense illustrateur qui dessinait des filles merveilleuses ! J’ai d’ailleurs écrit un très beau titre qui raconte une sorte d’histoire d’amour entre un homme et une vénusienne. Ça s’appelle « Sur la lune on danse ». Je l’avais faite avec des samples. Je la filerai peut-être à Alain. Oui, je lui filerai « Sur la Lune on danse », il m’en ferait un truc extraordinaire !

Il n’y a pas longtemps je l’ai vu en concert dans un festival et quelle allure, quelle présence !

Ah oui, moi je l’ai vu à l’Olympia de Paris et c’était phénoménal ! Phénoménal !

Il démarre avec Comme un lego et ça y est, on est à genoux.

Ah mais je vois que tu es un fidèle parmi les fidèles, ça y est, c’est bien. Mais alors un fidèle qui n’a pas lu Les Petites bottes vertes ! C’est peut-être juste parce que Gallimard ne te l’a pas envoyé. Ou peut-être aussi que, comme tu l’as si bien dis tout à l’heure en parlant de paraboles, tu n’as tout simplement pas envie d’entamer certaines choses. Mais rassure-toi je reste tout de même elliptique dans Les Petites bottes vertes.

Une dernière question. La dernière fois que nous nous sommes entretenus c’était à la sortie d’Obok et vous m’aviez dit que vous étiez plus réceptif des yeux que des oreilles.

C’est vrai.

Du coup je me demandais si vous aviez déjà pensé faire un film.

Alors, d’abord je suis dans l’image depuis très longtemps, photos et images animées, parce que je suis de l’école colleuse, monteuse, chutier et tout ça, mais voilà je ne suis pas écrivain. Je suis partiellement écrivain parce que j’ai acquis une très belle langue fertile et que je maîtrise complètement au niveau du style, mais je n’ai pas cette maestria des Stendhal ou des Zola qui eux sont à fond dans le narratif et racontent de grandes sagas avec des personnages et tout. Les histoires me passionnent mais je n’ai pas cette composante pour en pondre. D’ailleurs tous les écrivains ne l’ont pas. Aragon, par exemple, écrivait très bien, et des textes assez longs, mais il ne se passe rien dans ses textes. Pareil pout Robbe-Grillet ! Il écrit très très bien, c’est très classique, très beau, mais bon, quid de ce qu’il y a à l’intérieur.

Et donc vous et le cinéma ?

Et donc moi et le cinéma. Oui, j’y ai souvent songé. Je suis un très bon cadreur, je saurais très bien diriger les comédiens, je sais exactement quels angles de vues je veux, le montage, j’ai tout dans la tête. J’ai tout sauf l’histoire. Voilà, de la même manière qu’aucune idée de roman ne me vient aucune idée de scénario ne me vient. Ce qui est un peu gênant. Et je ne lis pas vraiment des trucs qu’il m’intéresserait de tourner ou de mettre en scène, donc voilà. Mais là, récemment, je suis tombé sur un ouvrage, je ne vais pas dire le titre, mais c’est la première fois où je me suis dit : « C’est trop exactement ce qu’il faudrait que je mette en scène. » Tiens, je vais d’ailleurs te donner cette l’info comme tu en auras une inédite : dans mes proches, dans les gens que j’aime bien et qui m’aiment bien il y a Enki Bilal.

Qui avait fait la pochette de Route Manset

Exactement. D’ailleurs ça me rappelle qu’il faut que je lui envoie mon nouvel album, à moins qu’il ne l’ait déjà. Et quand je suis tombé sur ce roman qui est un texte très peu connu d’un auteur connu, je me suis vu le tourner. Je voyais où le tourner, pas dans la ville mythique dans laquelle l’histoire prend place mais dans une autre un peu moins mythique, un peu moins connue mais qui a je crois une configuration géographique similaire à ce qui est décrit dans le livre. Donc je me suis dit que j’allais peut-être parler de tout ça à Bilal. Je ferais bien ça avec lui pour obtenir un truc à la limite entre le dessin et le tournage. Tu vois ? Je ne vois pas trop quelle collaboration on pourrait avoir mais il est très proche de moi par certains côtés, par sa vision esthétique, son trait abrupte et peut-être aussi son côté slave, cette sorte de secret, de froideur. Donc voilà j’ai ça en tête. J’aurais 20 ans de moins, je serais déjà en train de le tourner. Mais faire un film c’est des années de travail, c’est débloquer des budgets auprès d’untel et d’untel… En même temps, ce texte est tellement beau, tellement inconnu ! Les scènes sont un tel nectar ! Les personnages m’émeuvent tellement et c’est tellement la démonstration de tout ce qui n’est plus enseigné, de tout ce qui va disparaître, que voilà.

Lire notre chronique de Manitoba ne répond plus.
Voir le site de Gérard Manset