En une fois, les trois premiers films de Kiarostami, deux courts métrages – Le Pain et la rue, Récréation – et un petit long – Expérience. Ressortie idéale pour mesurer à son origine la grandeur et la cohérence de l’oeuvre du cinéaste iranien. Trois films qui décrivent la lutte pour la survie et l’affirmation de soi menée par trois personnages échafaudant des stratégies pour contourner une série d’écueils. Expérience, ce titre a valeur de programme. C’est du monde dont il faut faire l’expérience, moins comme une connaissance à acquérir, un apprentissage intellectuel et sensible, que comme résistance, conscience des limites, et découverte brutale des devoirs très tôt imposés aux hommes. Traverser une rue quand un chien vous en empêche (Le Pain et la rue), échapper à des élèves et errer après avoir cassé une vitre de l’école avec un ballon de foot (Récréation) : faire l’expérience de la vie c’est d’abord explorer un espace physique, naviguer dans les ruelles étroites et labyrinthique de la ville. Les petits sont souvent forcés de se déplacer chez Kiarostami, parcourant un territoire qui n’est pas à leur taille (souvenons-nous seulement de la course du héros de Où est la maison de mon ami ?) et où tout fait obstacle, loin des rêveries supposées de l’enfance. Pas de tire-larmes pour autant, comme en témoigne notamment la musique du Pain et la rue que Kiarostami utilise comme contrepoint ironique, mais tout de même une véritable cruauté devant ce réel récalcitrant.

A ce titre, Expérience est le plus puissant des trois films. Le héros, un pré-adolescent travaillant dans un studio de photographie, y quitte définitivement et prématurément le monde de l’enfance, aux prises avec la dureté du monde qui l’entoure. Ses rêveries et ses jeux sont systématiquement rabaissés au rang d’expériences futiles et irresponsables par des adultes dépossédés de tout rapport au sensible, effectuant les tâches auxquelles ils sont assignés avec plus ou moins de joie. Il faut voir le jeune garçon endossant les habits d’adulte, marchant parmi la masse des hommes, pour mesurer tout à la fois la grandeur d’un personnage qui décide de devenir adulte, et l’infinie solitude dans laquelle cette évolution contre nature le plonge. L’ambivalence de cette image résume bien la tension à l’oeuvre dans le cinéma de Kiarostami : tout à la fois échapper au misérabilisme en montrant que la décision, c’est son héros pré-adolescent qui l’a prise, et n’en être pas moins politique par cette simple image qui pointe un disfonctionnement de la société.

La dichotomie entre les aspirations profondes d’un individu et les réalités autoritaires du monde est celle qui faisait la force du Néo-réalisme, dont Kiarostami est un continuateur éclairé. Plus tard, Ten reprendra ce clivage en faisant cohabiter dans une voiture, et dans un audacieux renouvellement conceptuel (le territoire ayant disparu dans le hors champ), des personnages en proie à la chape autoritaire du masculin.