A l’occasion de la parution de son livre, Dans la forêt du miroir, essai sur les mots et sur le monde, rencontre avec Alberto Manguel (auteur également d’une superbe Histoire de la lecture), qui nous entraîne, sur les traces d’Alice, au pays des livres et des rêves…

Dans cet essai sur les mots et sur le monde, Alberto Manguel nous ouvre les portes de son monde. Il l’a placé sous la conduite de l’Alice de Lewis Carroll, personnage de notre enfance qu’il revisite. Le choix d’Alice n’est certainement pas neutre : par elle, Alberto Manguel cherche et propose un parcours qui va au-delà des préjugés. Nous sommes bousculés dans nos certitudes. Le personnage que nous découvrons est un homme érudit, curieux, rebelle à toute forme de censure, contre le maintien des esprits en esclavage. Lui qui est traducteur, essayiste, romancier, critique, connaît bien les formes de censure dont il nous parle. Pour ne pas tomber dans le maintien des esprits en esclavage, il utilise un langage simple à la portée de tous, mais aussi une structure qui permet au lecteur de créer son parcours de jouissance. Chacun vagabonde au gré de ses désirs. Un homme, passionné de lecture, qui sait faire partager sa passion. Et comme tout passionné, il sait égratigner ceux qui l’ont déçu. C’est ainsi qu’il ne peut cautionner les prises de position de Vargas Llosa, auteur de romans comme La Ville et les chiens ou encore La Maison verte, qui dénonçaient la dictature, la condition des Indiens d’Amérique latine, et qui aujourd’hui voudrait que tout le monde entre dans l’ère du Grand Pardon. Un homme qui ne saurait se satisfaire de cet esprit de « tolérance », ce terme incluant une gêne vis-à-vis de la différence, que l’on masque derrière un joli mot, par bienséance.

« Je crois que, comme l’acte érotique, le fait de lire devrait être fondamentalement anonyme. Nous devrions pouvoir entrer dans un livre ou dans un lit de la même façon qu’Alice traverse la forêt du miroir, sans emporter avec nous les préjugés de notre passé et en abandonnant pour cet instant de communion nos harnachements sociaux. Que nous lisions ou que nous fassions l’amour, nous devrions être capables de nous perdre dans l’autre, en qui -l’image est empruntée à Saint Jean- nous sommes transformés : de lecteur en auteur en lecteur, d’amant en amant en amant. »

Alberto Manguel n’a rien à faire du « normal » ou du « convenable » si ce n’est pour le fustiger. Pour lui, pour nous, la Liberté passe par l’acceptation des différences. Ces mots sont forts, et ne sont en aucun cas galvaudés. C’est un humaniste qui lutte contre toute forme d’exclusion, d’oppression : voilà comment nous pourrions le définir. N’en doutons plus, la lecture est un acte qui participe à notre non-asservissement, un acte érotique car elle contrevient, elle transgresse la normalité officielle.

Chronic’art : Alberto Manguel, vous êtes né en Amérique latine, en Argentine plus précisément…

Alberto Manguel : Je viens d’Argentine, mais je suis canadien depuis une vingtaine d’années ; on peut devenir canadien, c’est une nationalité ouverte. Mais j’ai vécu un peu partout, en Europe, à Tahiti, par exemple.

Dans cet essai vous défendez la vie du livre, vous défendez la vie de celui qui lui donne vie, c’est à dire le lecteur.

Je pense que chaque fois que nous prenons un livre, nous faisons de ce livre un être créé à notre mesure. C’est notre expérience, c’est notre point de vue qui donne vie à ce livre ; nous le transformons, en quelque sorte, en fonction de cette expérience. Même si le livre croit présenter une certaine idée, une certaine structure, un certain message, le lecteur ne croit pas vraiment à la vérité de cette fiction, il va à l’encontre de cette idée, la transforme, la subvertit. Je crois que tout vrai lecteur est un subversif, et que c’est comme ça qu’on fait de vraies lectures. Quand vous prenez Les Voyages de Gulliver, par exemple, vous le lisez non comme une féroce satyre, mais comme un livre d’enfant ; vous êtes en train de subvertir le texte.

Et l’écrivain…

L’écrivain est limité par son œuvre, et d’ailleurs, il arrive à sa fin dès que l’œuvre est achevée ; une fois que vous donnez le manuscrit à l’imprimeur, c’est fini, vous n’y êtes plus. Par contre, le lecteur peut faire un tas de choses : il peut faire de la critique, il peut traduire, il peut faire des anthologies. On peut faire tout ça en tant que lecteur, c’est un métier.

Chaque lecteur doit donc trouver un sens et une jouissance dans ses lectures, ce qui va à l’encontre d’une lecture officielle…

Parce que les histoires de la littérature, les bibliothèques, les musées, les collections des éditeurs ne sont que des cadres, qui veulent définir l’œuvre d’une façon très serrée. Aucune œuvre qui vaut quelque chose, ne peut être définie dans ce cadre-là. Qu’est-ce que ça veut dire lorsque qu’on affirme que Proust est un chef-d’œuvre de la littérature française ?! On a le droit de ne pas aimer Proust. Si on aime Proust, c’est parce qu’on l’a découvert tout seul, et qu’on y a trouvé un reflet de ce qui nous intéresse. Mon lecteur idéal, c’était Borgès. Il dressait une sorte de bibliothèque d’horreurs, de choses qu’il n’aimait pas, et dans cette bibliothèque, il y avait Maupassant, et beaucoup d’autres auteurs dont on ne doit pas dire qu’on ne les aime pas… Personnellement, je n’aime pas Corneille. Eh bien j’ose le dire, je n’aime pas Corneille, et alors ? Chaque bibliothèque est un reflet de nous-mêmes, alors pourquoi accepter un portait de nous-mêmes qu’on n’a pas fait nous-mêmes ?

« Ceci est beau, ceci n’est pas beau ; ceci est bien, ceci n’est pas bien », langage de l’art officiel, équivaut à « ceci est intelligent, ceci ne l’est pas »…

Ca va plus loin que ça, parce que le langage avec lequel on nous parle d’art est un langage de spécialistes, alors que nous pouvons tous parler d’art, nous sommes tous sensibles à la beauté. On peut très bien regarder un tableau du Moyen Age en pensant à quelque chose que nous avons vu en bandes dessinées. Ce genre de choses, nous pouvons le faire sans nous soumettre au cadre dans lequel l’art nous est offert.

Finalement, lorsque vous disiez que toute littérature, toute lecture est subversive, vous abordez tous les domaines de la subversion, notamment celui de la traduction…

Pour moi, le traducteur ne doit pas respecter la structure, le nombre de mots, enfin tout ce qui appartient à la langue dans laquelle le texte original est écrit. Car si l’on s’en tient à cette formalité, on ne peut pas penser dans une autre langue. Chaque langue a ses propres règles, sa propre façon de penser. Surtout sa propre façon de penser, parce que lorsque vous maniez plusieurs langues, vous vous rendez compte que vous ne pensez pas les mêmes choses dans une langue ou dans une autre, vous n’écrivez pas les mêmes choses si c’est en français ou en anglais. Du coup, lorsque vous passez, par exemple, du français à l’anglais, il y a des changements à faire. Il y a des théories de la traduction, venant de gens plus intelligents que moi -par exemple Nabokov-, qui, eux, considèrent que la traduction doit être absolument fidèle ; c’est à dire que non seulement vous transmettez les mots, mais vous transmettez également les erreurs. Il me semble que c’est une forme de fidélité inepte.

On se souvient justement de ce que vous aviez fait lorsque vous aviez traduit Marguerite Yourcenar. Le terme n’est pas tout à fait juste mais vous aviez « réarrangé »…

Non, le terme est tout à fait juste, parce qu’il s’agissait des premières nouvelles qu’elle avait écrites, où sa langue était beaucoup plus baroque que par la suite. C’était très beau, très riche, mais on peut se permettre de le faire en français. La langue française demande que l’on remplisse tous les silences. A la traduction, ça devient quelque chose de tellement tarabiscoté qu’il faut couper pour rester fidèle à la beauté du texte. Mais je ne suis pas allé aussi loin que Borgès, qui a rajouté deux pages à sa traduction de Virginia Woolf, deux pages de sa création.

Néanmoins, lorsque l’on parle de traduction, la censure n’est pas loin…

Tout à fait. D’ailleurs, on le voit dans le chapitre que j’ai consacré à la traduction, concernant les traductions de langues indigènes, en Amérique latine. Par exemple, si vous donnez un cadeau à quelqu’un dans la langue Guarani, on ne répond pas, parce qu’on considère que ce cadeau est trop important pour avoir un équivalent. Dans la traduction espagnole, donc dans la traduction chrétienne, ça devient une sorte d’égoïsme ; ce geste qui est en fait un geste de respect, un geste généreux, devient un geste égoïste. Ce sont effectivement des traductions qui sont des traductions de censure. Et toute la traduction grecque ou latine du XVIIIe, et surtout du XIXe siècle, est une traduction de censure : la littérature homosexuelle devient une littérature hétérosexuelle, où l’on change le sexe des personnages, pour que ça passe mieux.

Justement, il y a plusieurs passages que vous consacrez à la littérature des minorités : la littérature gay, la littérature des femmes…

Ca me semble important, parce que c’est souvent à partir de ces fausses définitions que le groupe ainsi défini décide de faire une œuvre. Dans le Japon du IXe siècle, les femmes n’étaient pas autorisées à apprendre le chinois, la langue de la Cour. Elles étaient obligées de parler japonais. Or la grande littérature, enfin ce qu’on appelait la grande littérature, était écrite en chinois. Ces femmes qui s’ennuyaient à mourir, se mirent alors à écrire en japonais, pour avoir quelque chose à lire. Elles commencent par écrire n’importe quoi, puis vient le journal intime, et enfin elles inventent le roman ; elles le font à partir du refus de la culture officielle. Je crois que c’est la même chose lorsque l’on est gay, noir, ou que sais-je encore…

En fait, ce qui ressort de cet essai, c’est une remise en cause d’un certain ordre établi, des carcans qui nous sont imposés par une éducation qui nous dit : « il faut faire ceci, il faut faire cela »…

Et surtout « vous êtes ceci, vous êtes cela ». Par exemple, j’ai grandi en Israël, mon père était ambassadeur d’Argentine là-bas, et je ne savais pas que ma famille était juive, parce que nous ne pratiquions pas. Et en Israël, représentant l’Argentine, nous célébrions les fêtes chrétiennes. Puis nous sommes retournés en Argentine, il y a eu un épisode antisémite, et on m’appelait Juif. A partir de ce moment-là, j’ai eu une identité qui n’était pas la mienne. Alors soit j’acceptais ce que les autres entendaient par juif, soit je le refusais, soit je le redéfinissais pour moi-même. J’aime beaucoup ce que dit Finkielkraut : à chaque fois qu’on nous définit comme homme, ou gay, noir, etc., il faut reprendre ces mots et savoir ce que « moi, je veux dire par cela », et non reprendre le doigt qui se tend vers vous, et vous dit « vous êtes ceci ».

Pour en venir à l’écriture et à la structure de cet essai, vous évoquez une sorte de dédoublement de personnalité entre un auteur et ses prises de position politique ; on pense notamment à Céline, Vargas Llosa…

On a une étrange superstition : c’est que l’écrivain soit à la hauteur de son œuvre ; or c’est rarement le cas. Par exemple, nous ne savons rien de Shakespeare, mais nous savons, d’après son testament, qu’il a été un monsieur petit-bourgeois, qui se préoccupait peu de l’humanité des autres. Et les exemples se multiplient, Kipling, Céline, Chesterton, Knut Hamsun…, qui se sont manifestés, en tant qu’êtres humains, avec des idées à l’encontre de leur propre œuvre. Ce qui me frappe, chez Vargas Llosa, c’est qu’il se contredit profondément, entre ses déclarations politiques et son œuvre d’écrivain : on peut mettre dos à dos ce qu’il a dit contre les indigènes du Pérou ou pour l’amnistie des tortionnaires en Argentine et certaines pages de ses romans, où il dénonce ces mêmes choses. C’est comme si on avait un personnage qui était capable, avec la main gauche, de dénoncer des injustices et, avec la main droite, de commettre ces mêmes injustices.

On peut faire un parallèle entre votre écriture et celle de Vargas Llosa au niveau de la structure narrative. Dans le fond, cet essai, Dans la forêt du miroir, pourrait être lu à partir de n’importe quel chapitre, car chacun d’eux renvoie à un autre.

Tout à fait. C’est sur ce jeu de miroirs que j’ai voulu donner son titre au livre ; je ne voulais pas enfermer le livre dans un seul chapitre (c’est sur la lecture, c’est sur l’Argentine…). J’aime les lectures ouvertes, j’aime aller dans les digressions, j’aime aller dans tous les sens en même temps ; vous trouvez ici une histoire qui vous intéresse, là une anecdote, et à partir de tout ça, vous faites une espèce de portrait-kaléidoscope, une sorte de reflet de ma bibliothèque.

Il y a ce chapitre intitulé « Les irrésolutions de Cynthia Ozick ». Un chapitre en deux parties : la première concerne la critique…

Elle a écrit de merveilleux textes sur la critique littéraire, et elle dit que le critique avance dans le texte d’une ou deux façons : soit il sait où il veut aller et il y arrive par des moyens quelconques, soit il se promène dans le texte et il n’est pas obligé d’arriver quelque part. Je préfère cette deuxième façon de parler de lecture, de me promener, de m’arrêter çà et là, et dans ce chapitre, je m’efforce de lire certains textes de Cynthia Ozick justement de cette façon-là, racontant un peu l’histoire, m’arrêtant sur certains détails, faisant des liaisons et des commentaires…

… La deuxième partie de ce chapitre constitue une magnifique occasion d’évoquer Bruno Schulz, auteur des Boutiques de cannelle et du Sanatorium au croque-mort, puisque Cynthia Ozick lui a consacré un roman (Le Messie de Stockholm)…

Oui, c’est un roman superbe, qu’il faut lire absolument, si ce n’est pas déjà fait. C’est l’histoire d’un homme, Suédois, lecteur pour une maison d’édition, et qui se croit le fils du grand Bruno Schulz. Et vous savez que de Bruno Schulz, on n’a conservé que très peu d’œuvres. Mais il y avait une rumeur qui disait qu’il avait écrit un grand roman, disparu, Le Messie. Dans le roman de Cynthia Ozick, une femme apparaît et dit avoir ce manuscrit. Toute l’intrigue tourne autour de ce qui est vrai, ce qui paraît être vrai, ce que l’on souhaiterait être vrai. Elle tisse ça d’une façon extraordinaire, elle s’interroge sur le sens de la notion de Vérité dans notre monde.

Dernière question : à votre avis, le livre va-t-il perdurer avec l’Internet ?

Non, tout ça, c’est quelque chose qui a été inventé par les grandes entreprises pour que l’on achète des ordinateurs à tours de bras. Entreprises qui veulent nous faire croire qu’on ne peut pas vivre sans l’électronique, alors que ce n’est pas à vous que je vais apprendre qu’il y a des millions de personnes qui n’ont pas de problème avec leur ordinateur, tout simplement parce qu’ils n’ont pas l’électricité. Il est vrai que si vous voulez savoir combien il y a d’habitants à Issy-les-Moulineaux, vous pouvez le savoir grâce à votre ordinateur, et ça va très vite. Mais s’il s’agit de rester des heures et des heures devant votre écran… personne ne lit comme ça ! Au cours de notre humanité, nous avons inventé quantité de choses, que ce soit la roue, le couteau, mais qui n’ont pas fait disparaître ce qui existait auparavant. Le cinéma n’a pas tué le théâtre, la photographie n’a pas tué la peinture…

Propos recueillis par

Dans la forêt du miroir, essai sur les mots et sur le monde de Alberto Manguel
Actes Sud – 319 p., 139 F