Du 6 au 16 août 2008 se tenait la 61e édition du Festival du film de Locarno. Chronic’art y était (un peu), a vu des films (un peu). Anti-bilan et nouvelles prises de quelques cinéastes précieux.

On serait bien en peine de dresser un bilan de cette 61° édition du Festival au Léopard : trois jours sur place seulement pour plus de 200 films à voir toutes sections confondues, le ratio est maigre. D’autant que les chemins de traverses étaient nombreux, auxquels invitaient les riches sections parallèles du festival. Résultat : on a beaucoup séché la compétition officielle, préférant prendre ici et là des nouvelles de cinéastes aimés (le nouveau film de Frank Beauvais, on y revient) ou se frotter à quelques curiosités attendues (l’adaptation du Choke de Palahniuk, l’adaptation de Houellebecq par Houellebecq). Le palmarès, donc, on n’en dira rien puisque, c’est bien simple, on n’a rien vu des films primés.

De la compétition officielle, on a quand même vu le nouveau Emmanuel Finkiel, dont c’est le premier long métrage depuis le très remarqué Voyages, il y a près de dix ans. Nulle part terre promise, qui venait d’être gratifié du Prix Jean Vigo, n’a semble-t-il guère suscité l’adhésion des festivaliers, et pourtant, malgré ses défauts, le film n’est pas rien. Infiniment contemporain (et c’est peut-être, par endroit, cette ambition-là qui fait problème, l’envie d’embrasser le contemporain en un système), il ambitionne de décrire l’Europe actuelle, en HD, comme une pelote de flux : migrations, voyages, affaires. Soit trois parcours disjoints, mais, évidemment, pris dans un seul réseau : des clandestins kurdes qui essaient de rejoindre l’Angleterre, une étudiante naïve qui sillonne l’Europe de l’Est, un jeune cadre sup qui y supervise la délocalisation d’une usine. Eminemment contemporain, on le disait, et pour plusieurs raisons. D’abord parce que le sujet (les flux humains en Europe, à l’heure de la marchandisation du monde) est, semble-t-il, à la mode cette année, le film prenant le relais du Loach sorti il y a quelques mois (It’s a free world) ou du Dardenne en salles le 27 août 2008 (le beau Le Silence de Lorna). Mais aussi parce que, moins narratif que ces deux-là, l’ambition y est avant tout formelle, essayant de défricher de nouveaux possibles pour dire le monde comme il va – de ce point de vue-là, on n’est pas si loin, par exemple, des derniers Michael Mann, Miami Vice en particulier. Visuellement, c’est splendide, le travail d’Hans Meier et Nicolas Guicheteau est admirable, tout en précision tremblée pour rendre les flux urbains. Si ça coince, parce que ça coince quand même un peu, c’est peut-être dans le tour de vis que Finkiel ne peut s’empêcher de donner, in fine, à sa narration, la pente édifiante du récit qui s’impose aux personnages. Quand même, une bonne partie du film reste assez impressionnante. On en reparle en temps voulu.

Outre Moretti (sa rétrospective fut l’occasion de découvrir ses premiers films, délicieux, hilarants), Locarno célébrait cette année Amos Gitaï, qui présentait son Plus tard tu comprendras, déjà montré à la Berlinale. Tourné à Paris et en français, le film est l’adaptation d’un bouquin autobiographique de Jérôme Clément, connu surtout pour être le président d’Arte France. Victor (Jérôme C., en fait, joué par un Hyppolite Girardot toujours impec’), lancé sur les traces de son passé, découvre que sa mère (Jeanne Moreau) lui a toujours caché ses racines juives et remonte le fil de ses origines, jusqu’à l’histoire de ses grands-parents morts dans les camps. On ne peut pas dire qu’on a vraiment été emballé par le film, qui a ses mérites (la reconstitution de la rafle, trouée sèche et soufflante qui vient interrompre le récit en son milieu), mais est surtout archi-plombé par une mise en scène asphyxiante (le pire est dans la première partie, théâtre filmé bourgeois et gourd à peine regardable). On n’en reparlera peut-être pas.

Un mot du Houellebecq, auto-adaptation de La Possibilité d’une île. Un mot seulement parce qu’on y revient dans Chronic’art #48 (en kiosque le 3 septembre 2008). Aussi parce que, voilà, c’est une catastrophe, à la limite du gag, un nanar éteint en forme de livre d’images atones à partir du livre. Sa sélection à Locarno fut au moins l’occasion d’un scoop : à l’issue de la projection était diffusé un programme vidéo au titre énigmatique : « Iggy Pop sings Houellebecq ». Et c’est exactement de ça qu’il s’agit. Le scoop, le voilà, plutôt irrésistible : l’iguane, à ses heures perdues, serait devenu fan de la prose de l’auteur des Particules élémentaires, et, ni une ni deux, s’est mis en tête de mettre tout ça en musique. A venir bientôt, donc, dans les bacs, la mise en riffs des meilleurs pages de Michel H. par Iggy P. No kidding.

Toujours au rayon littérature, Chuck Palahniuk, gros biceps sous polo rose saumon, était venu soutenir la projection de l’adaptation de Choke par un illustre inconnu. Pas de grosse surprise, le film est absolument fidèle au livre, donc rigolo, coloré, foisonnant, et assez inconséquent. Presque dix ans après Fight club, Choke devrait sonner le coup d’envoi d’une flopée de nouvelles adaptations de Palahniuk, puisque Monstres invisibles, Survivant et Peste sont déjà en chantier. Deux raisons de ne pas rester tout à fait indifférent à une telle nouvelle : c’est Francis Lawrence (l’étonnant Constantine, le plutôt bien Je suis une légende) qui aurait signé pour Survivant ; quant à Peste, c’est un roman autrement plus passionnant que Choke. Pour ce qui est de ce Choke un peu anecdotique, disons que la timidité de l’adaptation est peut-être finalement son meilleur atout. L’imagination bouillonnante de Palahniuk, si elle ne fait mouche qu’une fois sur deux, est surtout un problème en soi pour un cinéaste, problème parce qu’elle draine avec elle la tentation de redoubler son foisonnement, de lui chercher un équivalent imagier, au risque du kouglof. En se bornant à la retranscription, le film de Clark Gregg a au moins le mérite, et on s’en contente très bien, de n’être rien d’autre qu’un petit film indie sympa.

Pour finir, et sans perdre de temps avec quelques films très moyens qu’on maudit de nous avoir privé de soleil, un mot du plus beau, qui était aussi l’un de ceux qu’on attendait le plus. Je flotterai sans désir est le troisième épisode de la trilogie de Frank Beauvais initié avec Vosges. On résume : il s’agit pour Beauvais, depuis le début, d’y faire le portrait d’Arno, un adonis dont il s’est épris, et surtout de documenter par l’expérimentation cet amour sans réciproque. Vosges était le récit d’une prédation : la caméra de Beauvais y suivait le jeune homme dans la nature, cahotant au rythme de la respiration lourde du filmeur, en une déclaration clignotante et un rien anxiogène. C’était magnifique. Suivait Compilation, 12 instants d’amour non partagé, primé à Belfort et qui, cette fois, révélait le visage de l’éphèbe. Visage révélé 12 fois, par 12 morceaux de musique, visage plein cadre où s’imprimait tout un monde : émotions suscitées par la musique, reflets de celles de Beauvais derrière la caméra, mille micro-récits qui se font et se défont. Je flotterai sans envie est un prolongement et, d’une certaine manière, une synthèse. Synthèse parce qu’on y retrouve une prédation, mais que cette fois le traqué est introuvable et que, plus encore que dans Compilation, tout ce qui est à lire l’est en dehors de l’image, ou plutôt, à travers ce qui y est figuré. Soit, avant tout, une absence : Beauvais comptait filmer Arno, mais celui-ci s’est fait porter pâle à deux jours du tournage. Alors Beauvais filme, filme quand même, au Portugal, chez lui, partout il filme l’absence d’Arno qui fera quand même quelques courtes apparitions mais dont le visage ne sera révélé (au sens plein) qu’à la toute dernière image. 55 minutes durant, Beauvais augmente ses plans (des aires d’autoroutes, la nature encore, le soleil déclinant…) de son dialogue, off, avec Arno qui répond à ses questions, se décrit comme il peut, lui confirme qu’il ne partagera jamais l’amour qu’il lui porte. Et pendant ce temps-là le paysage danse, clignote, commente ou pas les réponses d’Arno, s’éteint, se rallume, se moque de la jeunesse de l’éphèbe, s’en émeut, images creuses, archi-pleines, d’une beauté sidérante, écrin vide où il faut trouver, tout au fond, les mille et uns récits que fait naître l’absence de l’être aimé. C’est, vraiment, magnifique.

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