« Tha Carter III », sixième album de Dwayne Carter alias Lil Wayne, autoproclamé « le plus grand rappeur vivant », est devenu le premier album depuis « The Massacre » de 50 Cent sorti en 2005 à passer la barre du million d’exemplaires vendus en une semaine aux Etats-Unis. Portrait du phénomène, par Pierre Evil.

Ecoutez Tha Carter III. Sérieusement. Laissez de côté tout ce qu’on a pu dire, écrire, trompeter depuis sa sortie : oubliez ses chiffres de vente invraisemblables, à une époque où plus personne en dessous de 30 ans n’attache plus d’importance à l’achat d’un album de musique ; oubliez le fantastique tapis de tapes dont Lil Wayne a recouvert Internet depuis trois ans ; son omniprésence dans les disques des autres, pendant la même période ; ce statut de « nouveau Lil Jon » que cette improbable stratégie lui a conféré, version 2008 du bouffon noir à dreadlocks qui fait mouiller les pucelles de 15 ans dans leur chambre d’enfant ; oubliez les fantômes de Biggie Smalls et Nasir « Illmatic » Jones si évidemment convoqués par le môme sur la pochette. Oubliez tout ça. Et prenez Tha Carter III, dernière sortie de Cash Money Records, sixième album de Dwayne Carter alias Lil Wayne, pour ce qu’il est vraiment : l’incroyable portrait d’un jeune homme qui se noie. Un portrait inégal et poignant, narcissique et dérangé, cynique et naïf ; en d’autres termes, le reflet formidablement sincère des pulsions de vie et de mort entremêlées d’un enfant perdu des projects de Magnolia, New Orleans, sauvé par le hip-hop, en attendant d’être dévoré par lui.

Lollipop

L’album, donc. Seize titres, plus de 70 minutes. C’est-à-dire trop, bien sûr, comme dans (presque) tous les albums de rap mainstream depuis, disons, All eyez on me – et plus encore depuis que l’économie sauvage des mixtapes a dramatiquement diminué la valeur unitaire du track, obligeant les artistes à gaver leurs albums jusqu’à la limite physique des 78 minutes du CD pour tenir la concurrence. C’est évidemment trop parce que, aujourd’hui, pour un artiste qui vise le succès commercial à tout prix, il y a trop de publics différents à satisfaire pour parvenir à préserver l’unité stylistique de l’Album, ce concept si caractéristique de la deuxième moitié du XXe siècle, et si anachronique aujourd’hui (ce que démontre a contrario l’incapacité récurrente des Clipse ou des Roots à accéder au succès commercial massif) : pour devenir un star, il faut toujours un morceau pour les filles, un autre pour les lascars, un pour les fêtards, quelques-uns pour les fans ; l’un au moins de ces titres doit être produit par Kanye West, et il en faut un autre encore pour les parents de tout ce petit monde si on veut passer dans la division supérieure des Eminem, Snoop Dogg ou Jaÿ-Z. On trouve tout cela dans Tha Carter III. Lollipop, son premier single, en est la locomotive rutilante avec son hook paramétré pour faire sonner des millions de portables, son refrain immédiatement mémorisable et son clip superlatif, qui fait entrer le club carrément dans la limo, agrandie aux dimensions d’un autocar. Les amateurs(trices) de R&B s’y désaltèreront des coulées sucrées fredonnées par Babyface (Comfortable), Bobby Valentino (Mrs. Officer et sa réinterprétation toute personnelle du scandaleux slogan des NWA – « And I know she the law, and she know I’m the boss / […] And all she want me to do is fuck the police » – lyrics cités d’après www.ohhla.com) ou Robin Thicke (Tie my hands). Kanye West est à la manoeuvre sur Comfortable et Let the beat build.

Playing with fire

Ceux pour qui le mouvement hip-hop s’est arrêté à New York, quelque part dans les années 1990 retrouveront Jaÿ-Z sur Mr. Carter, et Busta Rhymes sur La la, comptine dirty produite par David Banner – et que les deux vénérables piliers East Coast paraissent complètement à côté de la plaque au milieu de ce pandémonium tout à la gloire de Dwayne « Weezy » Carter n’est que la confirmation de l’ampleur de la mue qu’a traversée le hip-hop depuis dix ans. Tous ceux pour qui, au contraire, cette musique ne peut venir aujourd’hui que du Sud sur un tapis de synthétiseurs et de rythmiques digitales glisseront sur les infrabasses de Playing with fire ou A Milli. Et les parents de tout ce petit monde apprécieront le sample de la reprise de Don’t let me be misunderstood par Nina Simone sur Dontgetit. Musicalement, il y a là quelques authentiques réussites : difficile d’échapper à l’efficacité collante de Lollipop, dont l’évidence pop se confirme à chaque nouvelle écoute, tout comme à l’entêtant refrain de Mr. Carter (une fois zappée l’interruption publicitaire du PDG de la Jaÿ-Z Co., Inc.), que vient encore souligner le choeur d’enfant qui conclut le morceau, dans un bel élan de démagogie musicale auquel il est vain de ne pas se laisser aller. Le disque est particulièrement riche dans sa veine la plus laid-back : l’émotion vibre dans les arrangements organiques de Shoot me down et Tie my hands, envoûtantes ballades produites par D. Smith et Robin Thicke, et Swizz Beatz surprend avec Dr. Carter, qu’il habille d’une agréable partition tout en basses légères, cymbales et cordes cinématographiques, loin de ses bases syncopées habituelles. Il y a aussi des moments de relâchement et d’ennui qui, bizarrement, pour ce qui reste avant tout un disque de rap, sont plutôt à rechercher du côté de ses morceaux les plus rythmés : Playing with fire est lourd et grandiloquent ; A Milli tente d’égaler sans succès la frénésie hypnotique du I get money de 50 Cent, et Phone home est juste horrible. Quant aux deux productions de Kanye West, elles auraient gagné à rester sur l’une des innombrables mixtapes pré-Carter III et à être remplacées par, par exemple, Dit it before, qui figurait sur The Drought is over part 2.

The Best Rapper Alive

Tout cela fait de Tha Carter III un album honnête, inégal, hétéroclite mais étonnamment solide. Et il n’aurait été que cela, le énième produit calibré à sortir des chaînes un peu essoufflées des usines du hip-hop US, s’il n’y avait eu… lui : Weezy. Lil Wayne. Dwayne Carter. « Le » Carter. Lil Wayne l’enfant des projects de La Nouvelle Orléans, le rapper depuis l’âge de 8 ans, le Hot Boy star de 15 ans aux côtés de Turk, Juvenile et BG, l’artiste solo de 17 ans, le président (fantoche) de Cash Money de 23 ans. Lil Wayne le père de 16 ans, l’accro au syrup codéiné. Lil Wayne « The Best Rapper Alive ». Lil Wayne, le rapper que tout le cyberespace adore détester. Lil Wayne, le monstre de foire, tatoué, dreadlocké, intoxiqué, tout en moue et lunettes noires.
Lil Wayne « le cannibale », qui « mange tout cru les autres rappers », qui les asperge de ses mots jetés drus dans le studio, sans papier, sans crayon, sortis directement de son esprit pour atterrir sur les beats, n’importe quels beats, à n’importe quel cadence, sur n’importe quel arrangement. Lil Wayne qui rit, Lil Wayne qui murmure, Lil Wayne qui chante, selon son humeur, ses envies, son plaisir. Réécoutez cet album encore une nouvelle fois, et cette fois-ci, n’écoutez plus que lui. Début : 3 peat, ses beats discrets, ses synthétiseurs d’agrément, qui ne sont là que pour lui, pour ses rimes, pour offrir à son flow jaillissant les lignes discrètes sur lesquelles il s’accrochera pour rebondir plus loin, dans un éclat de rire. Tha Carter III commence comme ça : sur un rire, « Yessir, they can’t stop me… Even if they stopped me ha ha ha… Yahh… », et Lil Wayne commence, facile, ludique, égocentrique, possédé par cette rage de dire qui l’habite depuis si longtemps. Et lorsqu’il s’arrêtera plus une heure plus tard, il aura prononcé presque 10 000 mots. Des mots qui sont plus que des mots, avec leurs intonations, leurs métaphores, leur enchaînement libre, ils sont lui. Depuis quelques mois, Lil Wayne porte un nouveau tatouage au dessus de son oeil droit. Un tatouage qui dit : « I AM MUSIC ». Et c’est ce qu’il dit, à la fin de 3 peat : « Nigga that’s ME and I’m ME / I’m ME times three ». Son flow, ses lyrics, son art, c’est lui. Lui, l’enfant du hip-hop ; le petit bonhomme de la pochette, dans son costume de mac hip-hop taille 12 mois, qui a écrit son premier rap alors qu’il avait encore des dents de lait, et qui est au sommet de son art à une époque où, à New York, un rapper vieillissant prétend que le hip-hop est mort, et qu’il sait qui a fait le coup. Mais « si le hip-hop est mort, alors j’en suis le fluide embaumant », rigole Wayne sur A Millie, qu’il conclut logiquement en affirmant que « le hip-hop n’est tout simplement pas le hip-hop sans moi ».

Hip-hop is my supermarket

Parce qu’il y croit. Il y croit avec cette passion frénétique, fanatique, effrayante. Il y croit comme 2Pac y croyait, comme Kool Keith y croit encore, avec cette rage un peu folle qui ne s’apaise que dans le studio, face au micro, des mots pleins la bouche. « And I feel caged in my mind, it’s like my flow doin time / I goes crazy inside, but when it comes out it’s fine » (Playing with fire). Ce qu’il dit n’a pas tant d’importance, l’important est la manière dont il le dit. Les mots qu’il choisit, le débit qu’il adopte, la vitesse avec laquelle il lâche ses lyrics, les images qu’il crée, les impressions qu’il suscite. Chuck D, 2Pac ou Jaÿ-Z rappent avec leur tête ; Lil Wayne rappe avec son corps. Comme dans Dontgetit, la longue digression improvisée autour du Don’t let me be misunderstood de Nina Simone par laquelle il conclut son album, lorsqu’il lâche soudain, après avoir marqué une pause, « Another thing, let me take my glasses off / Cause I wanna see the reaction on their faces when I say this ». Et il le fait : on l’entend, on le voit retirer ses lunettes, et nous regarder dans les yeux tandis qu’il s’apprête à insulter Al Sharpton, le pasteur activiste noir. Il le fait sans papier, et les mots lui viennent spontanément, sans qu’il les ait écrits, « parce qu’il n’a pas l’temps », dit-il dans A Millie. Et c’est ce qui rend si urgentes ses meilleures performances. Car elles naviguent sans cesse sur le fil de l’improvisation. On redoute la chute, et on guette ces fulgurantes accélérations du sens qui font soudain jaillir une métaphore éclatante. Des choses de ce genre, qui surgissent tout à coup de nulle part : l’introduction au laser de Shoot me down, « Open up your hearts people / Page One, chapter one / Verse motherfucking one » ; ou : « Swallow my words, taste my thoughts / And if it’s too nasty, spit it back to me » (3 peat) ; ou bien : « All I need is one mic all I need is one take » (Dr. Carter) ; ou encore : « Hip-hop is my supermarket / Shopping cart full of fake hip hop artists / I’m starving, sorry I gotta eat all it » (Phone home). C’est Lil Wayne le cannibale, le bouffeur de rappers, le monstre vorace des mixtapes, qui dévore la concurrence à pleines dents.

Les fantômes de Biggie et 2Pac

Mais Tha Carter III montre aussi un autre Lil Wayne. Le Lil Wayne désaxé, fragile, qui s’enivre de codéine et de prométhazine mélangés de jus de fruit (« Promethazine in two cups I’m screwed up », Phone home) ; l’orphelin de père qui embrasse dans une accolade ambiguë son patron Bryan « Baby » Williams, le Suge Knight de Cash Money qui parle de lui comme de son « fils », dans de surréalistes et glaçantes interviews (par exemple dans le numéro de mai 2008 de Vibe, où l’on peut lire, dans la bouche du « père » de Lil Wayne, des phrases aussi inquiétantes que « Je ne crois pas que mon fils fasse cela [son incontrôlable passion pour le sirop] pour se faire mal […]. Je ne lui demanderai jamais [d’arrêter]. ») ; le fils de La Nouvelle Orléans, dont il évoque pudiquement le drame sur Tie my hands (« My whole city underwater ; some people still floatin’ ») ; le jeune homme noir qui s’étonne de trouver tant de crack dans son quartier, et s’offusque de l’hypocrisie des contempteurs noirs du hip-hop de 2008, sur Dontgetit. Mais aussi le Lil Wayne fasciné par la mort, par sa mort, par cette course folle dans laquelle il s’est lancé, sous les yeux de ses fans. Il le dit dès le début, dès ce 3 peat programmatique où on peut l’entendre lancer, hâbleur et fragile : « I’ma make sure we ball ‘till we fall like tears ». La chute est là, dès le premier titre de son disque, et Lil Wayne jouera avec pendant tout l’album. Sur Mr. Carter, il convoque Biggie et 2Pac et conclut par une supplique pour avoir « un peu plus de temps ». Sur Playing with fire, sa voix se voile et s’accélère lorsqu’il parle tout à coup de « faire comme Martin Luther King / Aller au même hotel dans la même chambre putain même balcon / Genre assassine moi putain ». Et sur Shoot me down, probablement le texte le plus intense du disque, après avoir évoqué son père (mais lequel ?), la drogue, les filles à poil, Satan, il recharge son arme, vise « parce que Wayne est ma vision / parce que Wayne est ma mission / je suis en train de viser un miroir ».

Welcome back hip-hop

La référence à Biggie et 2Pac est tout sauf anodine, dans la bouche de Lil Wayne. Car, au-delà de leur destin tragique, tous deux ont eux aussi affronté en rap la représentation de leur propre mort, bien au-delà des poncifs gangstaz de leur époque. 2Pac avec ce messianisme christique qui l’a poussé jusqu’à la croix de The Don Killuminati : The Seven day theory, Biggie avec son suicidaire Ready to die (le morceau). Sauf qu’une chose distingue Wayne de ses deux glorieux modèles : là où tous deux impressionnèrent leurs contemporains par la maîtrise de leur flow, lui affiche au contraire un débit irrégulier, qu’il fait osciller sans cesse entre le croassement, le murmure, le chant et le rap. Passionnément amoureux du hip-hop, Lil Wayne est en réalité un hérétique en son monde, et il n’est pas étonnant que l’autre Mc vivant qu’il cite dans son disque, en plus de Jaÿ-Z, est Andre 3000 des Outkast, cet autre freak qui ose s’affranchir de la doxa machiste et ghetto du hip-hop US. Et si on va chercher plus loin, c’est à ces autres freaks paranoïaques de la musique noire, à cheval entre rock et soul, psychédélisme et funk, Rick James ou Sly Stone, que Lil Wayne fait penser. Par son art, comme par sa vie. « Welcome back hip-hop I saved your life », dit-il fièrement à la fin du délirant Dr. Carter, où il pose avec jubilation en praticien hip-hop spécialiste de la guérison de ces maux qui frappent tant de ses confrères, le « flow anémique », le « défaut de respect pour le jeu », le « manque d’exercice en vocabulaire et en métaphore ». Oui, Tha Carter III sauve la vie du hip-hop, pour au moins quelques mois, en cet été 2008. Mais qui sauvera celle de Lil Wayne ?

Lil Wayne – Tha Carter III (Cash Money / Universal 2008)