On parle partout en termes dithyrambiques du nouveau roman de Camille Laurens, Dans ces bras-là : à travers le catalogue des hommes de sa vie, elle y parle d’elle -et de tout, en fait. Le livre ne nous suffisant pas, il nous fallait la rencontrer. C’est chose faite.
Chronic’art : Qui c’est, Camille Laurens ?
C’est moi, mais c’est également un personnage qu’on trouvait dans mon premier roman, Index. C’est un pseudonyme, mais il y a un peu de moi dans celui-ci. Mais je ne vous donnerai pas mon vrai nom.
Comment êtes-vous passée à l’écriture ?
Comme tout le monde, comme toutes les filles -les garçons, c’est plus rare-, en écrivant un journal intime avec des poèmes, des fragments. Puis j’ai écrit des poèmes en prose, très mauvais, que mon éditeur veut absolument. Ensuite, je suis passée à une forme plus longue, un roman policier, pas encore publié à ce jour, qui s’appelait Casablanca. Et voilà. Ca n’a rien de très mystérieux, et j’en suis désolée… (Rires)
Le titre, Dans ces bras-là, a-t-il un rapport avec Guy Béart ?
Oui, bien sûr. Mais je ne connais pas du tout l’œuvre de Guy Béart. Je me souvenais simplement de cette chanson que ma grand-mère aimait bien. Mais je serais bien incapable de vous citer un autre de ses titres. Enfin, si, il y a L’Eau vive. Par contre, j’ai toujours beaucoup aimé Leonard Cohen. Ca ne fait pas trop ringard ?
Votre livre, c’est un peu un inventaire des hommes de votre vie…
Attendez, « inventaire », ça fait un peu bilan, fermé pendant deux jours (rires). Je vois ce que vous voulez dire. Personnellement, je préfère l’expression « carnet de bal », même si c’est un peu démodé. Oui, disons un carnet de bal dans lequel la jeune fille inscrirait chaque nom de partenaire de danse, retiendrait chaque valse, passant de bras en bras. Ce qui est beau dans un vieux carnet de bal, c’est qu’un beau jour, on le retrouve, et l’on se dit, « tiens, j’ai dansé avec celui-ci, celui-là, j’avais oublié, comme j’ai eu de la chance ». D’ailleurs, je vous conseille le beau film de Duvivier qui porte cet intitulé, Carnet de bal.
Comment avez-vous commencé la rédaction du roman ?
J’ai d’abord cherché à recenser tous les hommes qui avaient joué un rôle dans ma vie. Il a donc fallu faire des choix. On m’a fait remarqué, par exemple, qu’il n’y avait rien sur les journalistes et les hommes politiques. J’avais envie que le livre reste quelque chose d’intime, et étant donné que l’homme politique n’est pas une figure ayant vraiment compté dans ma vie… En revanche, l’idée que les hommes soient liés à la domination, je ne l’ai pas oublié. Après cette opération, il y a eu la rédaction de tous les chapitres, puis j’ai cherché à réellement structurer le livre.
Vous ne l’avez pas écrit dans l’ordre ?
Pas du tout. Je l’ai rédigé complètement dans le désordre et selon mon humeur du moment. Il y a des jours où l’on est gai, d’autres où l’on est plus mélancolique. Par exemple, le dernier chapitre, consacré au destinataire, a été écrit très tôt. C’est toujours comme ça, chez moi : j’ai besoin d’avoir la fin du roman presque dès son début.
Qui est-il, au fait, ce destinataire ?
Tous les hommes et toutes les femmes.
Comment s’est opéré le « montage » ?
J’avais une petite ligne chronologique, où l’on suit l’enfance, l’adolescence, le mariage, le divorce. Puis j’ai fait des liens, grâce aux séances d’analyse, pour permettre les transitions. J’avais aussi parfois du mal à trouver des titres de chapitre. Par exemple pour les passages dits d’analyse j’avais commencé à mettre « le psy », mais ça le mettait sur le même plan que les autres. Ce n’était pas une bonne idée, car dans ces moments-là, c’est le « je » qui parle. Puis une amie m’a rapportée les paroles d’un psy à l’une de ses patientes qui se plaignait : « Je suis seule. » Cet homme lui a dit : « Vous êtes seule, mais avec moi. » C’est une totale contradiction, et c’est un parfait résumé de ces scènes où l’on est face à soi, face à son amour, à sa parole. Et pourtant, il y a quelqu’un. Voilà pourquoi j’ai choisi pour ces chapitres l’intitulé « Seule avec moi ».
Le procédé de ces petits chapitres, ce n’est pas un peu contraignant ?
Disons que c’est pratique. Auparavant, je suivais l’alphabet. Cette fois-ci, la méthode s’est un peu imposée, puisque je ne peux pas parler en même temps de tous les hommes. C’est leur somme qui compte. J’ai toujours tenu à soigner les chutes. Vous savez, il y a toujours une règle, sinon on est face à l’écriture automatique, qui est elle-même une règle, un dogme.
Vous parlez de dogme, mais le livre, au-delà des faits narrés, est aussi assez théorique.
Tout à fait. Je ne fais pas que raconter, j’essaie de montrer au lecteur le cheminement qui m’amène à choisir tel ou tel mot, et telle ou telle place pour celui-ci. Il y a dans l’écriture une mise à distance de soi-même qu’il ne faut pas mésestimer.
Vous jouez aussi sur la différence entre « l’homme » et « les hommes »…
C’est très différent, évidemment. Il est d’ailleurs impossible d’arriver à une quelconque définition de « l’homme ». Vous voyez, dans la réalité, un type qui se ramène et qui dit « Je suis l’homme »… Ca ferait marrer tout le monde…
Vous avez sans doute beaucoup ri durant l’écriture.
Oui, bien sûr.
Il y a un paradoxe dans le livre, page 182. Vous dites à la fois que le sujet du livre, c’est « l’homme ». Puis quelques lignes plus tard, vous mettez finalement « Sujet : moi ». Pourquoi ? Vous n’arrivez pas à choisir ? Vous flirtez avec la digression ?
Pour être précise, je voulais parler des hommes, tout en sachant que j’allais apparaître en négatif, puisque ceux-ci apparaîtraient par rapport à moi. Avant tout, il me semble que Dans ces bras-là est un livre sur les hommes et sur les femmes, ou plus précisément sur le désir des femmes pour les hommes.
Vous êtes exigeante quant à votre désir : « Mon type d’homme, c’est Zeus – j’ai un faible pour les dieux. »
J’ai certes écrit « mon type d’homme ». Mais je vous rassure, il n’y a pas que Zeus dans ma vie. D’ailleurs, Zeus est rarement entier dans ses représentations, ce sont plutôt des bustes…
N’empêche, vous avouez un faible pour les types baraqués.
Oh, ce n’est là pas la première fois qu’on me fait la remarque. On me dit : « Vous ne tombez jamais amoureuse de quelqu’un qui a les épaules tombantes ? » Eh bien, je réponds : « Si, je peux ! » Mon objet-homme n’est pas un homme-objet. Et je ne collectionne pas les objets-hommes. L’homme n’est pas du tout envisagé comme pure forme. Messieurs, constatez qu’il y a des types qui n’aiment que les blondes et qui peuvent très bien craquer pour une brune. C’est pareil. D’ailleurs, si je regarde, je n’ai pas tellement eu de Zeus dans ma collection personnelle.
Vous osez même parler de Jésus comme d’un sex-symbol. Provocation ?
Certes, c’est un peu blasphématoire, mais j’aime bien ça. Voilà un truc qui m’a toujours frappé : on en voit partout des statues de Jésus, un corps d’homme, pratiquement nu, tout en muscles. Et c’est un beau corps de 33 ans, une représentation du corps masculin presque idéale, un symbole du désir ; en même temps, c’est le martyr, mort ou en train de mourir. J’avais retenu une anecdote pour mon deuxième roman : il y avait un concert dans une église, et deux nanas discutaient -en tout cas, c’est ce je croyais- d’un des musiciens qu’elles aimaient bien, qu’elles trouvaient mignon. En réalité, elles parlaient du Christ exposé dans l’église, et l’une disait à l’autre -je vous assure : « Dis donc, il est baisable. » Je sais, c’est blasphématoire, mais ce n’est pas moi qui l’ai dit. Enfin, la première.
La provocation passe aussi dans le livre par quelques passages résolument féministes…
Ah, enfin quelqu’un qui me le dit ! Ca me fait plaisir. Il y en a beaucoup qui m’ont dit qu’au contraire, les féministes n’allaient pas être contentes. Je suis soulagée.
Vous cherchez la bagarre. Page 72 : « Mettre ensemble sous le joug comme bœufs à la charrue un homme et une femme, c’est tenter d’accoupler (…) une souris et un lézard -je vous laisse deviner qui est le lézard des deux. » C’est qui, le lézard ?
Celui qui aime bien lézarder au soleil. Vous noterez que « lézard » est au masculin et « souris » au féminin.
Quelles sont vos sources pour pouvoir écrire ça ?
C’est un mélange d’articles issus des magazines féminins sur « nos amis les hommes », comme on dit « nos amies les bêtes » : Cosmo, Biba, etc. J’ai pris également quelques livres de sociologie sur le sujet, et puis, La Bruyère, et Stendhal. Je n’oublie évidemment pas quelques observations personnelles…
Il y a dans votre roman un passage très étonnant où s’effectue une rupture de ton, la narratrice se lançant dans une déclaration : « Régis Arbez, je t’aimais, tu sais. » On se sent troublé, ému, et on a besoin d’une respiration avant de reprendre la lecture du livre. Pourquoi cette soudaine poussée du réel à ce moment-là ?
Moi l’écrivant, ça a dû être un peu la même chose que vous le lisant. J’ai été très émue. J’ai un peu hésité. Le nom est vrai, j’ai vérifié il y a seulement quelques jours, avec le Minitel et l’annuaire pour voir si ce garçon habitait toujours la même ville. Et oui. Je n’ai pas désiré mettre un faux nom, c’était hypocrite, hors de question. C’est un chapitre que j’ai écrit alors que j’allais rendre le manuscrit. J’avais vraiment besoin de le dire, c’était important pour moi.
Vous êtes quand même une allumeuse. Je cite, page 132 : « La Bible dit « connaître » pour faire l’amour ; tout est dit, voilà : j’aime les hommes qui ont envie de me connaître. »
Là, je m’en mords un peu les doigts parce que je reçois déjà un peu de courrier, de la part d’hommes qui ont très envie de me connaître…
Vous associez souvent la mort à l’homme. Et c’est assez troublant, car presque systématique.
Mais je crois sincèrement que les hommes sont plus en relation avec la mort, avec la destruction aussi. C’est une platitude, un lieu commun, mais pourtant, les femmes sont beaucoup plus du côté de la vie, puisqu’elles la donnent.
Considérez-vous votre travail comme relevant de la vague dite de l’autofiction ?
Euh… C’est une question à laquelle je ne peux pas répondre. Je ne me suis jamais demandée si je faisais de l’autofiction, et je suis bien incapable de la définir. En plus, comme je vous l’ai déjà dit, je ne m’appelle pas Camille Laurens. Une fois, j’ai été interrogée là-dessus dans un colloque, avec Christine Angot, qui dans un de ses livres faisait mourir sa petite fille, Léonore, en utilisant réellement le prénom de celle-ci. Or, cette petite fille n’est heureusement pas décédée. Est-ce de l’autofiction ? On s’emmêle quand même…
Commentez cette phrase de Bret Easton Ellis : « La réalité est une illusion, baby. »
Je répondrai… Commentez cette phrase de Jacques Lacan : « Le réel est impossible. » La réalité est évidemment une illusion. J’ai d’ailleurs mis en avertissement au début du livre : tous les hommes sont imaginaires, les hommes sont une illusion, etc. Par là, j’entendais ceci : qu’est-ce que c’est de parler, d’aimer un homme ? Ce qu’on aime chez lui, c’est l’illusion qu’on a de celui-ci. Tout marche ainsi, surtout en matière de sentiments, puisqu’on nage en plein dans le fantasme, la projection de ses propres désirs sur l’autre. N’oubliez jamais que nous sommes tous imaginaires.
L’amour est éternel, ce n’est pas un dicton pour vous ?
(Silence)… L’idée que je peux me faire de la relation amoureuse n’est pas la même dans le temps. A vingt ans, je me projetais dans l’avenir, dans la durée. Plus maintenant. Ca ne veut pas dire pour autant que je ne crois pas à une relation durable, mais désormais, c’est l’intensité qui compte.
Pourquoi ?
Je pense que ça vient de la mort de mon petit garçon. A partir du moment où j’ai eu dans les bras un enfant mort, je me suis dit : « Qu’est-ce que c’est que l’amour ? » Cet enfant que je tenais ne m’appartenait pas, je ne le possédais pas. C’est bête. De l’autre, on ne possède rien, il ne faut pas se faire des idées. Je croyais que j’avais la vie devant moi, qu’il avait la sienne devant lui. Il n’avait rien eu, il avait deux heures, et passé neuf mois dans mon ventre (silence). A partir de là… C’est l’expérience qui fonde ce que je suis maintenant. La jalousie, pour moi, c’est terminé. J’ai du mal à faire passer ça, d’ailleurs. J’ai des copines qui me demandent « comment c’est possible ? »… Je le répète pourtant, c’est l’instant qui compte, il n’y a pas de durée.
Vous avez une vision assez noire des relations humaines.
Ce n’est pas d’un grand optimisme, c’est sûr. Mais ça ne veut pas dire que je ne crois pas à l’amour. Et il y a même une forme de bonheur là-dedans, car cela supprime les questions du genre « comment je serai dans dix ans ? », « est-ce qu’on sera toujours ensemble? »
Iriez-vous jusqu’à définir l’amour comme « l’infini mis à la portée des caniches » ?
Non, je vous rassure. Ce n’est pas de la résignation. Je ne dis pas que ça n’a pas d’intérêt, bien au contraire. Mais je ne raisonne pas en termes de valeurs comme le couple éternel, etc. J’ai été très marquée dans mon adolescence par le surréalisme. Je suis pour la rêverie, l’imaginaire. Et je peux être tout à fait heureuse en imaginant des choses qui n’arriveront jamais. Et ça, ça n’a aucune importance. En plus, entre deux déceptions, il y a des trucs bien qui arrivent, je vous assure (rires).
Vous n’êtes pas platonicienne.
Non, le règne des idées, ce n’est pas pour moi. Je suis très incarnée.
Vous feriez sûrement une prof extra…
Mais je suis prof, de lettres, dans un lycée !
Camille Laurens, on peut vous faire la bise ?
Bien sûr !
Propos recueillis par et
Lire notre critique de Dans ces bras-là (P.O.L.)