Attention, claque magistrale à l’horizon. Si vous êtes d’une humeur guillerette, « La Déchéance d’un homme » a toutes les chances de vous donner le cafard. Si vous êtes déprimé, vous risquez fort de mettre fin à vos jours sans attendre davantage. Qu’importe, la découverte d’une oeuvre de cette ampleur mérite bien quelques compromis.

Fils cadet d’une riche famille japonaise, Obata Yozo a tout pour réussir. Des ambitions artistiques louables et des parents prêts à le soutenir vaille que vaille. Mais ses fréquentations douteuses – amis stupides et cupides, implication dans des groupuscules antisociaux – et sa propension à vivre au jour le jour entravent vite ses velléités. Jusque-là, rien d’extraordinaire… Jusqu’au jour où le jeune homme, traqué par la Haute Police Spéciale, trouve refuge auprès d’une serveuse dont le mari est parti au front. Les deux individus, rapidement amourachés l’un de l’autre, constatent qu’ils partagent la même désespérance, au point d’envisager un double suicide. Mais ce sacrifice, d’un romantisme aussi échevelé qu’incongru, prend une tournure tragique : sur l’injonction de la jeune femme, Obata la pousse du haut d’une falaise, avant de s’élancer lui-même. Mais le destin en décide autrement, puisque lui seul en réchappe. Un traumatisme qui sonne le glas de ses ambitions, et plonge notre homme, hanté ad vitam aeternam par l’image de l’amante précipitée dans le vide, dans la dépression.

L’humour est la politesse du désespoir

Adapté par le Studio Madhouse (responsable des épatants Death note et Summer wars), La Déchéance d’un homme est issu d’un roman largement autobiographique fort populaire au Japon, publié par Osamu Dazai en 1948. Alors que nous célébrions en 2009 le centième anniversaire de sa naissance, l’existence de cet éminent écrivain représentatif de l’ère Showa fut pour le moins dissolue. Alcool, drogue, femmes en pagaille et tentatives de suicides à répétition, au terme desquels demeurent 141 écrits, la plupart des nouvelles, genre littéraire qu’il affectionnait. Une carrière émaillée de tant de frasques que bon nombre de ses contemporains le considérait comme un authentique raté. En compagnie d’une femme, l’auteur se suicidera par noyade un mois après avoir achevé l’écriture de La Déchéance d’un homme, son corps étant retrouvé le jour de son trente-neuvième anniversaire. Depuis lors, le succès de ses ouvrages n’a cessé de croître au Japon. Qu’est-ce qui peut bien fasciner autant dans son œuvre ? La dimension morbide ? L’exutoire confortable qui permet de se dire qu’au fond, il y a pire à plaindre que soi ? L’œuvre d’Osamu Dazai va bien au-delà, et cette adaptation animée (composée de quatre épisodes, réunis en un seul et même film) a l’heur de retranscrire fidèlement l’esprit initial du récit, tout en modernisant le contexte. Catapulté dans un grand huit existentiel où culpabilité, dégoût de soi et besoin d’estime s’entrechoquent dans l’esprit torturé d’un adulte qui a grandi prématurément, le spectateur s’identifie au mal être au point de le ressentir de manière viscérale. Tout jeune déjà, notre héros souffrait des railleries de ses camarades, faisant sienne la maxime de Boris Vian selon laquelle « l’humour est la politesse du désespoir », et prenant le parti de rire de sa propre gaucherie.

Vertige métaphysique

Perpétuellement vulnérable au qu’en-dira-t-on, un Obata devenu l’ombre de lui-même entraîne le spectateur hagard dans une œuvre à la fois âpre, inconfortable et foisonnante, et au final extrêmement déstabilisante qu’on se gardera bien de déflorer ici. Notre héros séducteur ne trouve – temporairement – le salut qu’à travers l’amour bienveillant de femmes et d’une jeune fille qui lui fait goûter aux joies de la paternité, et par-là même à l’illusion d’une certaine normalité sociétale recherchée depuis si longtemps. Même son rapport au sexe est déviant, lui qui enchaîne les conquêtes sans réelle passion, allant jusqu’à se blottir dans les bras d’une prostituée sordide alors même que l’amour sincère d’une épouse compréhensive lui tend les bras. La chair est triste. Notre homme est en outre pourchassé tout au long de sa vie par un fantôme malfaisant et ricaneur, incarnation de sa dépression absente du roman initial. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des mérites d’une adaptation convaincante qui semblait avancer en terrain miné. Le réalisateur Morio Asaka (Gunslinger girl) ne cache pas qu’il existe « une énorme différence entre l’anime et le roman en ce qui concerne la présence ou non d’éléments temporels. Ce qui m’inquiète le plus, ce sont les différences qui existent entre un roman que l’on peut lire à son rythme et un anime dont le rythme a été dicté par un tiers. Il y a eu des passages particuliers dans l’anime où je me suis demandé si je devais donner ou non un vrai temps de réflexion au spectateur et s’il en apprécierait les répercussions ». Choix payant, car le rythme lancinant et parfois exigeant du film offre un authentique espace de réflexion au spectateur, sonné et bousculé dans son rapport à l’existence, au nécessaire épanouissement personnel, voire au vertige métaphysique. Mais l’œuvre n’est pas exempte d’une certaine pointe d’humour. Le réalisateur reconnaît notamment s’être « beaucoup amusé de l’ambiance ironique qui se dégageait de l’œuvre originale. J’ai éprouvé de la sympathie à l’égard de Dazai, tout en étant amené à rire de l’ironie contenue dans le flot de cette histoire survenant à la veille de la guerre ». L’écrasante majorité des lecteurs du roman confesse qu’entre la découverte de l’œuvre durant leur jeunesse, et la relecture bien des années après, leur rapport au récit s’est trouvé considérablement bouleversé. L’opacité manifeste de certains pans de l’existence d’Obata, loin des atermoiements d’un simple adolescent en souffrance, dissimule un regard aiguisé sur l’existence, à même d’éclairer notre propre trajectoire et les décisions que l’on peut être poussé à adopter. Avec son chara design parfaitement adapté au sujet, signé Takeshi Obata (Death note), et l’élégance feutrée de sa mise en scène, l’anime détonne du tout-venant de la production contemporaine et devrait, on l’espère, connaître pareil destin. Bien que la notoriété du roman ait aisément pu convaincre des producteurs de s’engager dans son adaptation, l’existence même d’une telle production rassure, si besoin était, sur l’audace aussi vivifiante que nécessaire de la japanimation.

Perturbant mais envoûtant

La parution DVD & Blu-ray de La Déchéance d’un homme, dans le cadre de la toute nouvelle collection « Kazé Néo » est d’ailleurs l’occasion de toucher un mot sur cette formidable initiative éditoriale. L’objectif de l’éditeur est de répondre à la demande d’un public mature en quête de titres atypiques, ambitieux, voire expérimentaux, en écho à la case du même nom lancée sur KZplay.fr en 2010. Perturbante mais envoûtante, la série Ghost hound – qui explore les différentes facettes des thérapies post-trauma – a inauguré la collection, suivie par des titres comme Eden of the east (cf. Chronic’art #72, en kiosque) ou Youth literature. Cette volonté de rendre accessible des titres repoussant les limites narratives classiques et esthétiques de l’animation se doit d’être saluée. A noter que l’édition du présent film est enrichie d’un entretien pertinent de près d’une demi-heure avec le réalisateur et de brefs modules flippants sur l’auteur et le roman.

La Déchéance d’un homme, de Morio Asaka (DVD & Blu-ray)
(Kazé)