Après un retrait de plus de dix ans de l’industrie vidéo ludique, le sound et game designer culte parmi les pères du survival horror, Kenji Eno, revient avec de nouveaux jeux concept (dont ce You, me, and the cubes) au diapason d’un mot seul d’ordre : Minimalisme ! Rencontre épurée avec un franc tireur du game design japonais.

Chronic’art : Vos derniers jeux ont quelque chose de très ironique, quel sens donnez-vous à One-dot enemies ?

Kenji Eno : Avec One-dot enemies, je voulais créer les ennemis les plus petits jamais affrontés dans un jeu. Ils ne mesurent qu’un pixel. Plus globalement, cette année le marché du jeu sur iPhone ne se dirige pas vraiment vers des grosses productions mais plutôt vers les time killer. « Tuer le temps » est une expression amusante, et je trouve approprié de le faire en tuant quantité d’ennemis minuscules.

Peut-on aussi y voir une réponse à ces jeux de combat médiévaux (la série des Dynasty warriors, fer de lance du genre musou) où l’on massacre des centaines d’ennemis ?

Oui, en effet.

Mais vous le faites avec une équipe très réduite.

One-dot ennemies, on l’a réalisé à deux. J’avais un type pour la programmation et je me suis chargé de tout le reste (bande son, direction artistique, game design…). C’était une expérience relativement nouvelle pour moi.

Ah bon ? Sur iPhone, vous avez pourtant participé à Newtonica de Route 24, non ?

Oui, mais on était plus nombreux sur Newtonica : il y avait Kenishi Nishi (créateur de Giftpia, Chibi Robo et concepteur de Newtonica 1 & 2, ndlr), un programmeur, un assistant programmeur et moi. Jusqu’à 6 personnes en tout… Sur One-dot enemies, on était vraiment qu’à deux.

Est-ce que vous avez l’impression que les jeux aujourd’hui sont trop sérieux ?

Les jeux en général ? Je ne sais pas… En tant que créateur, je n’ai pas d’idée préconçue sur l’émotion que je veux faire passer, ça dépend du support Wiiware, iPhone, DsIware, et de l’adéquation du support et du concept du jeu… la combinaison des deux m’influence pour trouver un ton, une couleur. Pour ce qui est de l’humour, j’essaye de l’utiliser à bon escient quand ça participe à la cohésion du jeu. Globalement, je crois qu’on peut qualifier le style de jeu que je fais comme étant minimaliste.

Justement, depuis votre retour dans l’industrie vous ne concevez ou ne collaborez que sur des jeux aux concepts simples et originaux. Entrevoyez-vous de nouvelles directions pour le jeu minimaliste ?

Le minimalisme est une direction que j’ai prise en réaction à cette tendance épouvantable qu’a suivie l’industrie et qui m’a fait arrêter le développement des jeux, il y a dix ans. Quand je travaillais dans les années 90, la plupart des jeux se sont mis à vouloir ressembler à des films et, du coup, ils prenaient tous la même direction et finissaient par se ressembler. Ce que je fais aujourd’hui, c’est initier un concept inédit, simple, avec une réalisation épurée pour chaque jeu. Je fais tout mon possible pour que mes jeux procurent de nouvelles expériences, qu’ils fassent avancer le jeu vidéo et apprécier les formes de divertissement basées sur le minimalisme.

Justement, parlez-nous du concept de You, me, and the cubes

L’idée à l’origine du jeu vidéo, c’est de permettre au joueur de contrôler ce qui se trouve à l’intérieur de l’écran et ceci, qu’il joue à Super Mario ou à des jeux de voitures ou à Densha de go (célèbre simulation de train japonaise qui utilise un contrôleur spécial reproduisant sommairement le tableau de bord, ndlr). Le point de départ de You, me, and the cubes, c’est l’inverse. Il s’agît de penser à l’extérieur de l’écran. Par la Wiimote, le joueur produit ses personnages et les catapulte sur l’écran. C’est un sentiment très tactile et une nouvelle manière de considérer la Wiimote.

Un autre grand game designer s’est illustré par un gameplay minimaliste et une utilisation innovante de la Wiimote, Yuji Naka (père de Sonic) avec Let’s tap… y avez-vous joué ?

Oui, l’idée était excellente. C’est brillant.

Entrevoyez-vous de nouvelles utilisations possibles pour la Wiimote ?

Ce n’est pas tant le fait de trouver de nouvelles manières physiques, de nouveaux mouvements pour utiliser la Wiimote qui m’intéresse, mais plutôt l’interaction psychologique entre le contrôleur et le joueur. La façon de penser ce rapport entre le joueur, la Wiimote et la signification de son usage, constitue un moyen de faire naître de nouveaux sentiments. C’est à la fois mon but et la direction que je compte suivre dans mes prochains jeux.

Grâce à des titres comme D ou Enemy zero, vous êtes considéré comme l’un des pères du survival horror… que pensez vous des évolutions du genre aujourd’hui ?

Quand je développais ces jeux, je ne cherchais pas à tout prix à reproduire des éléments horrifiques. J’ai commencé à faire D pour pouvoir aborder des thèmes universels compréhensibles partout dans le monde. En visitant ces thèmes, j’ai souhaité créer une expérience unique en insistant énormément sur le son et l’ambiance. Mais pour répondre à votre question, les jeux d’horreur d’aujourd’hui ne sont pas très différents de ceux produits il y une dizaine d’année. Si je devais développer un survival aujourd’hui, je ferais tout mon possible pour déstabiliser le joueur. Par exemple, le joueur veut réaliser une action banale qu’il a déjà pratiquée des dizaines de fois (comme ouvrir l’inventaire des armes, ou revenir à une sauvegarde) et pour une raison soudaine, le jeu l’en empêche. Vous parlez à un personnage amical dans le jeu qui brusquement vous attaque sans raison. En somme, créer un sentiment d’angoisse qui ne soit pas le fait des éléments scénaristique attendus par le joueur.

Est-ce que vous aimeriez développer un survival dans le futur ?

Ce n’est pas vraiment à l’ordre du jour mais avec le bon concept, la bonne plate-forme sur laquelle le développer, et si c’est l’occasion de travailler avec des gens que j’apprécie… Oui, pourquoi pas.

Parmi vos intimes, on compte notamment Shinji Mikami (Resident evil 4, Killer7, God hand…) Suda51 (Killer7, No more heroes…) et Fumito Ueda (Ico, Shadow of the colossus…). Du point de vue des joueurs européens, on vous voit un peu comme un groupe à part à l’intérieur de l’industrie japonaise du jeu vidéo…

Nous avons conscience de ne pas penser les jeux vidéos comme la majorité de nos confrères mais, pour autant, nous ne sommes pas très différents d’eux. Il ne faut pas nous voir comme un groupe de gens snobs ou élitistes (rires). Vous savez, pris dans son individualité, le développeur japonais lambda n’est pas si éloigné que ça des grands créateurs de jeu que vous venez de citer. Il a sa propre sensibilité, son propre sens de la créativité et une idée très précise du genre de jeu qu’il souhaite créer. Seulement voilà, ce n’est pas lui qui décide. C’est le marché qui lui dicte le genre de jeu qui marche et il n’a pas d’autre choix que de mettre ses goûts et ses aspirations personnelles de côté. Beaucoup de concepts uniques ne voient jamais le jour parce que celui qui y a pensé est trop occupé à faire la suite d’un jeu qui marche et à reproduire les vieilles formules.

Propos recueillis par

You, me and the cubes (Nintendo Wii/Wiiware) – Lire notre chronique.
One-dot ennemies (gratuit sur iPhone)