Les nouvelles aventures de Chien Brun viennent de paraître (cf. notre critique). Une des innombrables raisons invocables pour rencontrer Jim Harrison, l’un des plus grands écrivains américains contemporains : discussion décousue et esquisse du portrait d’une voix unique, entre René Char, Gary Snyder et fromages de tête.

On ne sait jamais trop par où commencer lorsque l’on veut parler de l’auteur de Dalva et de Légendes d’automne, deux de ses livres les plus connus. Le grand romancier de l’Amérique éternelle, des prairies à perte de vue ? Le poète moderne des premiers recueils publiés à partir du milieu des années 60 ? Le résident du Michigan reclus dans sa fameuse ferme de Lake Leelanau ? L’écrivain à grand spectacle courtisé par Hollywood ? De toutes manières, à peine enfoncé dans son fauteuil (« C’est pas mal, ici, non ? » à propos du salon de l’hôtel où se déroulera notre entretien), Jim Harrison, paquet de cigarettes en main et sandales de pèlerin aux pieds, d’humeur visiblement loquace, commence à nous parler de tout ce qui lui passe par la tête -Paris, les livres, Marseille (« Vous avez déjà été à Marseille ? C’est vraiment une belle ville. Ils sont tous là, avec leur pastis… Ah, pastis, pastis, pastis, j‘adore ça ») et quelques impressions préliminaires à propos de deux sujets dont il sera beaucoup question durant les quarante prochaines minutes : la France et la gastronomie (« Vous vous rendez compte qu’à l’Espérance, ils ont sept sortes de fromages de tête ? Sept ! »). Etrangement, la discussion dévie rapidement sur un thème que l’on n’avait pas vraiment prévu d’aborder : les paradis artificiels.

« Vous savez, la première fois que j’ai commencé à prendre vraiment beaucoup de cocaïne, c’est il y a quelques années, lors d’un voyage au Brésil. Là-bas, non seulement elle est d’excellente qualité, mais en plus elle est vendue à un prix dérisoire par rapport à ce que vous pouvez trouver aux Etats-Unis. Ca n’a pas été pour limiter ma consommation. Après ça, je suis rentré chez moi, je me suis quand même un peu calmé. » Par acquit de conscience, il nous demande si ça se trouve aussi à Paris. « Et elle est chère ? » L’écrivain garde toutefois le cocaïnomane à distance : « Non, vous savez, en prendre pour écrire… Non, c’est pas mon truc, je ne crois pas que c’est de cette manière que je peux travailler. Ca ne marche pas avec moi. Je veux bien admettre que chez certains, ça provoque des grands textes, vous me parlez de Kerouac, en effet, mais pas pour moi. Du vin, tout au plus… » La Beat Generation, justement : « Oui, je ne peux pas nier avoir été influencé par tout ce mouvement… Mais pas vraiment par Kerouac ni Ginsberg, non, celui qui m’a vraiment marqué c’est leur copain, Gary Snyder. » Snyder : anthropologue américain, spécialiste de la culture amérindienne, attaché aux formes philosophiques d’Extrême-Orient, pilier de la contre-culture US qui partage avec l’auteur de Julip cette idée de l’harmonie dans le rapport au monde ainsi que la brutalité des images qui marquent. « Il est connu en France ? » Moins qu’un certain Harrison, c’est sûr.

On en arrive au texte-prétexte de la rencontre, ce En route vers l’Ouest qui contient, outre les tribulations de Chien Brun à Hollywood, deux nouvelles que traversent des hommes déçus par leur vie, thème récurrent chez Harrison de la crise existentielle qui s’empare de ceux qui constatent un peu trop tard que leur destin leur a filé sous les yeux. Dans le premier des trois textes, donc, le charismatique et flegmatique héros de La Femme aux lucioles va traîner à Los Angeles afin de récupérer sa peau d’ours magique. La peinture des coulisses et ficelles du milieu, censément magique lui aussi, est rien moins qu’empreinte de tendresse. Il faut dire que Jim Harrison a fait l’expérience de la machine hollywoodienne, amusé par ses courbettes. A la surenchère, il répond par la surenchère : « Ah, vous connaissez cette histoire ? Oui, j’ai commencé à croire qu’on se moquait de moi.
Ils me demandaient de choisir une voiture, alors j’ai exigé une Ford, de couleur marron, une Taurus avec un nain au volant. Comme ça, quand j’étais assis à l’arrière, je pouvais regarder la route. Et avec ça, de la bière et des M&M’s, mais seulement des jaunes… » A part la voiture qui n’existait pas dans le coloris exigé, il aurait pu avoir le reste. « Vous imaginez la tête du type qui devait trier les bonbons pour moi ? » En tout cas, son activité de scénariste lui rapporta de confortables revenus : « J’ai pu me faire une très bonne cave. » Malgré le fiasco incontestable de la plupart de ses adaptations au cinéma, Harrison garde espoir. Certes, Légendes d’automne reste un mauvais souvenir : « Ca manquait de tout, ce film… Les types de la production ont repris tout ce qu’il y avait dans le bouquin, les personnages et l’intrigue… Mais ce qu’ils n’ont pas compris, c’est que c’était le reste qui était vraiment important dans mon livre. » Plus tard : « Le film Revenge, c’était fait pour John Huston. Evidemment, c’est Tony Scott qui l’a réalisé… » En revanche, son projet avec Jack Nicholson (une adaptation de Julip) semble l’enthousiasmer : « Avec lui, ça passe. Il comprend bien l’esprit de la nouvelle, il fait les bons choix… »

Nous reste en tête à la lecture d’En route vers l’Ouest, quoi qu’il en soit, le féroce déboulonnage de l’usine à rêves et du pays qui l’abrite. Les Etats-Unis sont-ils vraiment devenus ce « Disneyland fasciste » dont il est question dans le livre ? « J’ai écrit ça ? Vous savez, ce n’est pas très éloigné de la vérité… Tout ce gigantisme, cette mégalomanie, ça ne veut plus rien dire, c’est juste pour cacher un peu la mesquinerie du fond… Il n’y a plus moyen de dire quoi que ce soit de sérieux dans ce pays. » L’une des raisons, peut-être, pour lesquelles le héros de J’ai oublié d’aller en Espagne, le dernier texte du recueil, prend l’avion. Vers Barcelone ou vers Paris.

Justement, on parlera beaucoup de la France, durant ces quelques dizaines de minutes de conversation en roue libre. Et de bonne chère, par conséquent (plusieurs comptes rendus de repas dans divers restaurants hexagonaux émailleront l’entretien. « L’énorme coq au vin » qu’il s’est récemment fait servir l’a beaucoup marqué). Harrison connaît l’Hexagone mieux que beaucoup de ses habitants : « Vous venez d’où ? » On lui indique approximativement le lieu de notre repaire bourguignon, au fin fond du Morvan : « Ah, la Bourgogne ! J’y ai déjà été, pour le vin, ma cave. C’est splendide comme région. Et le Morvan, je connais, j’ai été aux champignons par là, une fois. » Stupeur… Le fin gastronome est aussi un inépuisable puits de culture classique, en particulier littéraire : « J’aime beaucoup Apollinaire, Baudelaire… Aragon, Villon… Et les surréalistes, aussi. Breton, mais plus encore René Char. » Jim Harrison parle beaucoup, digresse, disserte, tente toutes les deux minutes de reprendre pied après un petit voyage en pensée. Il est quatre heures de l’après-midi, l’heure de sa sieste. Il écrase sa dernière cigarette, ramasse son briquet et nous souhaite « bonne nuit », en français. En relisant nos notes, on constate qu’il n’a rien dit de très spectaculaire -d’ailleurs, on ne venait pas vraiment pour ça. Les secrets restent saufs : le mythe du grand Ouest, la coexistence des extrêmes, la blessure qui ne se referme pas, les sarcasmes sur les Etats-Unis modernistes et les sources primitives de l’identité américaine. Ce mélange de grandeur et d’infime, de nature et d’humanité qui fait que Jim Harrison fascine les lecteurs de tous bords et de tous horizons. La raison de ce succès universel ? « Mm, répondre à ça, c’est votre travail à vous… » Sur la page de garde de tous nos volumes, outre sa dédicace, il a dessiné un rond, avec un seul œil (il a perdu l’autre à l’âge de sept ans et a inventé pas mal d’histoires à ce propos : un combat de rue, un assaut au Viêt-nam…) et une bouche en dents de scie -avec des hauts et des bas. Grandeur et dépressions, bonnes bouffes et confinement, Epicure et Diogène dans un même tonneau, à l’image de ce que l’on sait de sa vie : Jim Harrison pourrait presque être l’un de ses propres personnages.

Lire notre chronique de En route vers l’Ouest de Jim Harrisson.
Voir également, en archives, nos critiques de La Route du retour et de L’Eclipse de lune de Davenport et autres poèmes
A lire égalemnt, dans la collection « Bouquins » de Robert Laffont, un volume comprenant Wolf, Un Bon jour pour mourir, Légendes d’automne, etc.