L’Amérique ne manque pas d’hurluberlus en tous genres. Certains, sévissant dans les villes, haranguent les foules et tentent de convaincre les passants des bienfaits que promet à tout mortel le nouveau messie dont ils annoncent la venue prochaine. D’autres, tel Gary Lucas -guitariste, chanteur et producteur new-yorkais- enregistrent des albums déjantés.
Accompagnateur très prisé (Patti Smith, Nick Cave, John Zorn, Kevin Koyne, etc. ont fait appel à lui), G. Lucas est aussi l’auteur d’une œuvre dont l’originalité défie tout étiquetage. La sortie récente d’une compilation retraçant les premières années de son parcours solo est l’occasion de suivre l’itinéraire de ce musicien inclassable.

C’est à Syracuse, ville située à la périphérie de New York, que Gary Lucas voit le jour en 1952. Il reçoit de ses parents une éducation religieuse très stricte. Et cela n’est pas sans conséquence sur son œuvre. La religion juive a particulièrement marqué l’enfant qu’il était. La lecture des psaumes et des textes de l’ancien testament a nourri son imaginaire. « J’aime explorer les faces cachées de la religion, mais si elle est nommée, elle perd tout son charme. » Cette définition quasi mallarméenne de la religion en dit long sur les rapports que Lucas établit entre création artistique et mysticisme. Les deux albums sortis sur le label Tzadik (Busy being born et Street of lost brothers) ainsi que l’illustration sonore qu’il propose du film Le Golem témoignent de ce mysticisme. De plus, Lucas insiste sur le fait (cf. les livrets qui accompagnent ses albums) que ses chansons proviennent souvent de visions. On ne sera donc pas surpris d’apprendre qu’enfant il passait des heures à regarder des films d’horreur d’avant-guerre. « Ils sont les seuls à décrire la réalité. Et ils suggèrent plus qu’ils n’imposent leur vision des choses, par rapport au genre gore. J’aime imaginer l’horreur. »

Encouragé par son père, il débute la guitare à l’âge de neuf ans et s’exerce en reproduisant tout d’abord le thème d’Exodus (qu’on retrouve sur Busy being born). Puis vient la période d’une grande vénération pour le guitariste Duane Eddy, l’inventeur du style twangin’, style reposant sur l’emploi d’un fort vibrato et d’un écho. En travaillant à partir des enregistrements de Duane Eddy, G. Lucas se perfectionne dans l’utilisation des effets -lesquels facilitent, selon lui, la création d’atmosphères religieuses- et acquiert une autonomie complète des doigts. Mais sa curiosité ne se limite pas au rock. Il s’intéresse aussi de très près au blues, à la country, au jazz et à la musique classique.
En 1980, il rencontre un de ses héros en la personne de Don van Vliet, leader tyrannique du Captain Beefheart. Profitant d’une interview, Lucas lui exprime son désir de jouer au sein du Magic Band. Après avoir brillamment passé les tests d’aptitude, il devient le guitariste du groupe. Don van Vliet se prend d’affection pour ce musicien dont la virtuosité le subjugue. Lucas jouit même, paraît-il, du privilège de faire des solos. Privilège symbolique lorsque l’on sait que les solos étaient entièrement écrits de la main du maître. Cela dit, les années beefheartiennes (de 1980 à 1985) vont parachever à merveille sa formation musicale. Don van Vliet lui inculquera notamment l’art d’agrémenter le blues de délires issus du free-jazz. Détenteur d’une culture musicale encyclopédique, voici que Lucas apprend la recette du mélange déjanté des genres. Les partitions de Don van Vliet, d’une difficulté redoutable, lui coûteront d’innombrables nuits blanches (il lui faudra six semaines pour mémoriser et apprendre le morceau Evening bell) et lui vaudront la réputation d’acharné du travail. Selon Lucas, l’expérience au sein du Magic Band lui a aussi apporté « un sens du scepticisme et de l’absurde ainsi qu’une vision du monde décalée ». Mais lorsque Don van Vliet décide de mettre un terme final à cette aventure musicale pour se consacrer à la peinture, G. Lucas perd un guide spirituel précieux.

Débute alors une période de doute pendant laquelle Lucas décide de produire des albums pour d’autres musiciens, à commencer par Peter Gordon et Tim Berne. Epousant la destinée des Sidemen, il accompagne aussi sur la scène de la Knitting Factory tout ce que la planète peut compter de musiciens (cf. Improve the shinning hour-rare lumière 1980-2000). La fréquentation d’une personnalité aussi singulière que celle de Don van Vliet n’est pas étrangère à cette période de repli. Lucas, qui redoute à cette époque d’occuper le devant de la scène, s’efface devant les autres. Or, c’est dans ce contexte qu’il crée, à la fin des années 80, le collectif Gods and Monsters (Gods and monsters, Bad boys of the artic), pâle copie du Captain Beefheart (pratique de la fusion des genres et écriture de textes délirants). Le rôle de chef d’orchestre sied encore bien mal à Lucas. Outre le caractère hétérogène de la formation (près d’une vingtaine de musiciens, tous styles confondus, l’accompagneront), G. Lucas ne parvient toujours pas à se mettre en avant. Son style de guitare inimitable, loin de dominer l’espace sonore, ne fait qu’illustrer le jeu des autres musiciens. Ainsi, le plaisir de jouer l’emporte-t-il sur le souci de construire un ensemble cohérent. Ces années seront néanmoins marquées par une autre rencontre : celle de Jeff Buckley. Ils se voient pour la première fois en 1991 à l’occasion d’un concert en hommage à Tim Buckley.
Un respect mutuel, une fascination commune pour la musique de Led Zeppelin et des Doors, la croyance aux pouvoirs religieux de la musique : tels sont les ingrédients de l’amitié qui se noue alors entre les deux musiciens. Il s’ensuivra une collaboration fructueuse d’où naîtront Mojo Pin, Grace, ainsi qu’une dizaine de morceaux que J. Buckley n’aura malheureusement pas le temps d’enregistrer. « Nous avions, dira Lucas, des effets réciproques régénérants. » Or, il est vrai qu’au contact de Buckley, la créativité lucasienne s’émoustille et connaît un second souffle.

A la fin des années 90, Lucas a une idée lumineuse : congédier le collectif. C’est à ce moment-là seulement qu’il entame un véritable parcours en solitaire digne des épithètes les plus élogieuses ; que sa vision singulière du monde trouve sa meilleure expression musicale. Evangeline (1997) donne à entendre quinze merveilles où l’inspiration country-blues (accordage en open tuning, technique du finger picking) est sérieusement revisitée. Mélodies déstructurées à souhait, héritage musical réapproprié, son d’une rugosité délectable, emploi judicieux et parcimonieux des effets, alternance gratté-arpège imprévisible et semblant évoluer au gré de l’humeur : tout concourt à un plaisir d’écoute d’une intensité sans égale. On pourrait dire à peu près la même chose de Busy being born, sorti sur le label de John Zorn (Tzadik). Là, Lucas tord sans la moindre orthodoxie les mélodies traditionnelles juives, apprises pour la plupart à l’école.

Certes, G. Lucas aura mis du temps à traduire musicalement son approche décalée de la réalité. Mais le résultat est aujourd’hui époustouflant. Si vous n’éprouvez plus guère de plaisir à l’écoute d’un disque, que vous ne parvenez pas à vous défaire d’une impression continuelle de « déjà entendu », allez donc promener votre oreille dans l’univers de Lucas : régénération du conduit auditif assurée.

Propos recueillis par

Lire notre critique de Level the playing field

Discographie sélective (ordre chronologique/parcours solo) :
Skeleton at the feast (Enemy Records)
Gods and monsters (Enemy Records)
Bad boys of the artic
(Enemy Records)
Evangeline (Paradigm Record)
Busy being born (Tzadik)
Paradiso (live) (Oxygen music)
Street of lost brothers (Tzadik)