Gabrielle Wittkop est d’une sincérité sans apparat. Elevée dans le courant de la libre-pensée, insensible à la finalité sociale, elle n’a pas la langue dans sa poche et se fiche pas mal que ça se sache. Ne surtout pas se fier pas aux relents morbides qu’exhalent les premières pages de ses livres, car elle est heureuse de vivre.

Chronic’art : Vous reconnaîtriez-vous dans le nouveau romantisme (néo-gothique, néo-baroque) ? Dans la lignée de ce courant tourmenté du Sturm und Drang ?

Gabrielle Wittkop : Oui, mon écriture s’inscrit dans la lignée du Sturm und Drang. Je pense à Schiller et son roman Le Double (Der Doppelgänger). Une oeuvre mystérieuse, mais qui n’a rien d’un polar… Tout s’explique à la fin, non pas de manière fantastique mais rationnelle. C’est aussi le cas de l’intrigue développée dans Sérénissime assassinat. A cet égard, on pourrait dire effectivement que ce roman, conforme à l’esprit du Sturm und Drang, appartient à la « tradition » du roman mystérieux.

Vous avez d’ailleurs écrit quelques ouvrages en allemand (les débuts dans Die Frankfurter Zeitung) …

Je suis née sous le signe des Gémeaux, je possède une double nationalité, je pratique deux langues… tout est donc double chez moi. Pour la Frankfurter Zeitung, il s’agissait de journalisme de voyage dans le cadre de feuilletons culturels. J’ai travaillé au départ pour ce journal dans le but très simple de gagner ma vie. Il faut dire que grâce à cet emploi j’ai pu effectuer des voyages extraordinaires que je n’aurais pas pu me payer à l’époque (Indonésie, Amérique du Sud, les Indes). J’ai en outre écrit une suite d’essais non chronologiques, comme celle sur le développement de l’iconographie dans la mode (Unsere Kleidung).

Qu’est-ce que vous procure cette langue au niveau de l’écriture ?

L’allemand est beaucoup plus riche en termes de vocabulaire ou au niveau de la syntaxe. Un Allemand pourra me demander : « Comment ça se dit en français ? » : je ne saurai pas lui répondre, dans la mesure où l’équivalent français n’existe pas. L’allemand autorise une écriture plus distanciée. Lorsque j’écris en français, ma langue naturelle, je me contrôle énormément. Mon vocabulaire le prouve, la langue le prouve. Mais malgré ça, il y a une certaine émotion qui est propre à la langue française.

Avec votre premier livre, Le Nécrophile, qui a fait beaucoup parler de lui, vous considérez-vous comme un écrivain volontairement provocateur ?

Le livre va être réédité. Celle de la Musardine est une très mauvaise édition. La préface de Jean-Jacques Pauvert n’est pas intéressante, et cette espèce d’essai, Nécropolis, qui suit Le Nécrophile, est une horreur. Quant au fait d’avoir été ou d’avoir voulu être provocatrice… (Catégorique) Non ! Si les gens sont choqués, ça prouve qu’ils sont simplement « choquables », c’est tout !
L’érotisme est généralement traité de manière ludique, légère. Or, ici, il se veut totalement mortifère…

Eros et Thanatos sont inséparables, voilà la clé de l’histoire. Il n’y a rien à rajouter là-dessus. Je ne cultive pas le malsain ou même le mortifère. J’adore rire, j’aime la vie et je suis quelqu’un de très gai. Il paraît que les croque-morts le sont aussi ! (Sourire) Songez à Epicure, mais également aux Anciens qui, lorsqu’ils en avaient un sous la main, faisaient souvent promener un cadavre en guise de « memento mori » au cours de leurs festins. Parce qu’ils en ont peur, les gens refusent catégoriquement l’idée de la mort. Nous savons ce qu’elle n’est pas sans savoir ce qu’elle est réellement. Les gens n’acceptent pas le néant. Or je trouve que le néant est très consolant. J’ai personnellement développé, dès mon plus jeune âge, une conscience aiguë de la mort. Un oiseau mort dans un jardin ou le squelette d’un écureuil m’ont toujours incité davantage à la réflexion que le fait de fréquenter des enfants de mon âge.

On vous a qualifié d’auteur sadien à la sortie du Nécrophile

(Agacée) C’est une définition absolument idiote. Je suis d’ailleurs radicalement antiféministe. Les Simone De Beauvoir et autres affreuses Marguerite Duras m’exaspèrent ! Je ne suis pas un auteur sadien, mais une admiratrice de Sade. Je n’oserai jamais me comparer à Sade ; c’était un génie. Aujourd’hui, il y a une sorte d’engouement assez stupide pour ce grand philosophe… Sade est un des seuls à avoir remis en cause les deux grands postulats du XVIIIe siècle : l’existence de Dieu et la bonté de la nature. Mais il demeure malgré tout une énigme. Peut-on dire que son œuvre est celle d’un historien des moeurs de son siècle, un siècle qui a vu une aristocratie malade assister à sa propre chute ? Etait-il uniquement un romancier philosophe cherchant dans la sublimation littéraire un exutoire à ses pulsions, à ses propres névroses comme celles de ses contemporains ?

Qu’est-ce qui vous attire dans le XVIIIe siècle (particulièrement présent dans Sérénissime assassinat, roman très sophistiqué) ?

C’est une époque dans laquelle j’aurais beaucoup aimé vivre. J’apprécie le côté libertin dans les moeurs, ce fameux libertinage du XVIIIe siècle. Mais j’aime aussi le XVIIIe pour sa beauté, pour sa façon particulière de penser, de peindre… et de vivre surtout. Je suis une grande admiratrice de Casanova. J’avais pensé, lorsque j’étais plus jeune, me consacrer à Casanova, devenir « casanoviste ». Je ne suis pas une bénédictine, mais plutôt une « malédictine ».

Vous êtes-vous déjà essayé à la peinture ?

Je dessine au crayon et à la plume, dans le style de la seconde école de Vienne. Je pense à Fuchs, qui s’est inspiré des théories surréalistes et qui les a dépassées. Le surréalisme autrichien est proche du réalisme fantastique. Fuchs, que l’on peut qualifier de « fantasmagoriste », exorcisait ses visions apocalyptiques de la guerre. Encore un acte expiatoire… Mais, depuis quelque temps, je dessine à la loupe à cause de ma mauvaise vue et ça me fatigue énormément.

A propos de La Mort de C., quelle a été l’impulsion qui vous a incité à l’écrire ?

Le chagrin et la douleur que j’ai éprouvés à la mort de C. (Christopher). Christopher a été assassiné au hasard d’une rencontre. Face au caractère brutal de cet incident, il me fallait une catharsis, un acte qui me libérerait de la souffrance. Calderon de la Barca disait qu’ »une douleur, la souffrance, se renouvellent quand on en parle », ce qui peut être vrai pour certains, mais qui ne l’est pas pour moi. Il y a l’acte cathartique, et aussi l’usure de la douleur. Avoir écrit ce livre m’a aidé à accomplir mon travail de deuil.
Encore une fois, l’omniprésence de la mort pèse… Est-ce pour exorciser votre propre condition ?

Je sais que je vais mourir bientôt… Ca ne me fait pas particulièrement plaisir, mais ça ne me trouble pas pour autant. Mourir est nécessaire. On peut même parler de normalité dans le fait de disparaître un jour. Et d’ailleurs, je suis contre l’idée de génération et de procréation spontanée. Nous sommes infiniment trop nombreux sur terre. Je me considère comme la feuille qui jaunit, sèche et tombe. Or la feuille restitue son essence vitale à l’arbre, symbole du Cosmos dans les rites païens. Ainsi, lorsque je serai incinérée, mes cendres seront jetées à la mer, comme celles de Christopher et de mon compagnon Justus Wittkop. Ces cendres contiennent des sels minéraux, et la matière persiste donc sous forme de transformations diverses, malgré la disparition de toute conscience (« elles sont pleines de vie, les cendres (…) Et le poisson mange l’algue et l’homme mange le poisson, l’homme passe dans la terre et la terre dans la plante. (…) Cendres et cendres, sèves et semences »).

La présence clinique de la mort : est-ce un moyen de toucher à l’essentiel, au-delà de la littérature et du statut d’écrivain ?

Voyez-vous, il y a des choses que personne ne désire véritablement aborder, car elles sont considérées comme non esthétiques. C’est le cas des entrailles par exemple. Lautréamont en parle très justement dans Les Chants de Maldoror et dans ses Poésies… Il est un modèle, un exemple parce qu’il a osé parler de certaines réalités occultées. Mon discours sur la mort peut paraître dégoûtant ; mais il est, selon moi, esthétique. Décrire la manière dont un mort se vide peut être empreint de poésie.

Selon vous, peut-on maîtriser jusqu’à sa mort ?

Tout maîtriser, jusqu’à sa mort. A mon âge, on peut être victime de maladies très graves. Mon compagnon a mis fin à ses jours parce qu’il souffrait de la maladie de Parkinson et qu’il ne se supportait plus. Si je suis frappée d’invalidité, si ce handicap devient intolérable, je sais ce qu’il faut faire et comment le faire. Je sais comment m’en aller, ce qui ne me ferait pas particulièrement plaisir. Mais il y a plus déplaisant encore : c’est la dépendance vis-à-vis de quelqu’un ou de quelque chose.

Quel auteur a le mieux écrit sur la mort ?

Je ne sais pas… Même s’il a très bien décrit la mort, je n’aime pas Baudelaire (c’est une chose qu’il ne faut pas dire). Il y a toujours cette notion de péché qui revient et moi, je ne crois pas au péché. Je suis un animal (sourire), un animal heureux. Quant à Baudelaire, il était un chrétien malheureux. Il développait une culpabilité considérable qui m’éloigne tellement de lui. Au contraire, je ne culpabilise absolument pas, sauf envers les animaux (rires)… Flaubert a également écrit sur la mort ou plutôt sur des morts, dans Salammbô. Rappelez-vous de l’épisode frénétique du défilé de la Hache.
Pourquoi l’Inde ? En quoi ce pays, et particulièrement Bombay, vous a-t-il inspiré ?

J’ai vécu dix mois en Inde. Bombay est une ville épouvantable… Un choc. Mais il reste des beautés en Inde… les danses, les sculptures. Ce qui ne nous empêche pas de voir un peuple gisant dans la poussière, des gens qui demeurent totalement amorphes, et qui vivent sur un tas d’ordures. Et la crasse… En outre, l’Inde signifie la mort. L’aspect morbide est intensément présent. J’y suis retournée après la mort de Christopher (pensive)… sur ses traces pour ainsi dire, et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles j’ai ressenti très fortement ce côté mortifère.

Quelles places tiennent pour vous la religion et ses dogmes ?

La religion n’a aucune place dans ma vie. Je considère toutes les religions comme négatives, faites pour le malheur des hommes, parce qu’astreignantes, frustrantes. Je déteste l’altruisme, l’esprit sacrificiel. Je me plais d’ailleurs à détruire ces dogmes que véhicule la religion (catholique) à grand renfort de blasphèmes, en passant par la profanation du sacrement du Corpus Christi dans la nouvelle du Puritain passionné.

Chacun de vos livres correspond-il à un état d’esprit plus ou moins fugitif, à un ressenti, ou exige-t-il une très grande rigueur, une certaine discipline d’esprit ?

La première idée est absolument fortuite. Se révèle toujours ainsi une association idiote et, autour de cette association idiote, se construit quelque chose, se bâtit une idée qui s’approfondit par le travail, la recherche documentaire. Pour Sérénissime assassinat, l’influence des peintres, c’est-à-dire l’art pictural du XVIIIe vénitien et ses gammes chromatiques lumineuses, vaporeuses, m’ont beaucoup inspirée. Guardi, Tiepolo, Burano, Canaletto et tant d’autres… Ce n’est pas uniquement aux textes documentaires et aux flâneries à travers la ville que je dois ma connaissance de Venise, mais aussi aux maîtres qui ont exprimé l’âme et l’esprit d’un certain lieu à une certaine époque.

Avez-vous déjà pensé à votre épitaphe ?

(Sourire) Ca dépendra de la manière dont je meurs. Si je meurs de ma propre main, j’écrirai alors en exergue : « A bord, vieux capitaine. Il est temps, levons l’ancre. Gabrielle Wittkop vous informe qu’elle a quitté ce monde ». Si je meurs de façon… plus naturelle, j’ai sélectionné plusieurs textes, en particulier des vers de Byron, comme ceux qui ont suivi mon compagnon, Justus Wittkop.

Propos recueillis par

A lire, notre chronique de « La Mort de C. »
A paraître : une réédition du « Nécrophile », un recueil de nouvelles, « Le Sommeil de la Raison, Eroticon » et un recueil de pastiches.