Après avoir passé sa vie à fuir les agents de l’Ordre anti-drogue, le vieux Bill a fini ses années méthadone dans un cottage de deux pièces éloigné de tout. La légende underground n’a gardé que peu de souvenirs de cette période calme de l’existence de celui qui fut constamment en proie à une paranoïa galopante et productive. Signataire anonyme des chefs-d’œuvre fondateurs des nouvelles formes littéraires contemporaines, il a abandonné les climats visqueux et interlopes des junkyards de Tanger pour continuer sereinement son combat contre l’ennemi panoptique.

L’édition de l’intégrale de ses œuvres chez Christian Bourgois témoigne bien de l’attachement profond et amical que l’éditeur entretient avec l’œuvre de Burroughs. Une œuvre tout en contrepoints, ponctuée de splendides efforts formels, parcourue quasiment de bout en bout par le cut-up développé en amis avec Brion Gysin. Mais surtout une guérilla urbaine et chaotique constante contre toute idée d’ordre supra-individuel, transportée par l’humour grinçant de l’exterminateur professionnel. Les ombres, chez Burroughs, font un petit shoot et puis s’en vont. Kafka, la Beat generation, et Old Bill lui-même se succèdent pour délivrer leur paquet de (non-)sens. Dans Ultimes paroles, le défilé est incessant. Et si les vieux amants viennent encore lui rendre visite en ami (Ginsberg en tête), les ombres du passé ne font que des apparitions guest-star très brèves. Burroughs n’a jamais été Beat pas plus qu’il n’a été noyé dans une quelconque béatitude hippie. La vie, le style, les préoccupations de Burroughs sont fondamentalement violentes et grimaçantes. Ses hobbies : les chats, les armes et n’importe quelle dope shootable. Ses visions : des villes surpeuplées, des corps nubiles d’éphèbes déjà trop durs et la moiteur constante de ses désirs de fixes.

Bien sûr, avec le temps, ses textes se font plus précis, souvent ré-agencés par une quête du sens qui parfois lui fit défaut. Qu’importe, les souvenirs laissés par ses cut-up les plus radicaux resteront toujours une des expériences de lecture les plus saisissantes. Avec Mon éducation puis Ultimes paroles, Seward remplace William et livre un journal schizophrène au jour le jour. Une année balayée par le regard décalé et irréel d’un vieillard perclus d’arthrite mais toujours aussi lucide. Les ennemis, vieux compagnons de route, ne sont jamais loin ; les chats, par groupes, vivent égoïstement sur le palier ; les jeunes admirateurs se succèdent sous les mains calleuses du maître ; quelques appels de rock-star en mal de reconnaissance le sollicitent ; les parties de tir se succèdent au même rythme que les arrivées postales de dizaines de catalogue d’armes ; et la visite bimensuelle au programme de méthadone se poursuit, invariablement.

Pourtant, le vieillard ne perd pas le tranchant de son analyse et livre des derniers éclairs bouleversants en temps réel. Un flux tendu et continu fascinant par celui qui jamais ne renonça à vivre dans la grande Interzone, foutoir anti-conceptuel utopique et locus idéal pour les rêveries pessimistes les plus fertiles. Malgré sa reconnaissance tardive, Old Bill aura toujours su naviguer dans un plan d’existence trouble, en marge de toute réalité coercitive. Et laissera une œuvre abyssale, point de départ des plus grandes expériences artistiques contemporaines.