Frank Westerman découvre le corps empaillé d’El Negro en 1983, dans un musée espagnol. En 1993, le corps est autopsié ; en 2000, on l’enterre au Botswana sous cette épitaphe : « El Negro, fils de l’Afrique, transporté mort en Europe, revenu chez lui sur le sol africain ». Fin de l’histoire ? Westerman a voulu continuer l’enquête pour voir ce qu’El Negro pouvait nous dire, sur lui et sur nous. Entretien, à l’occasion de la parution de son El Negro et moi.

Chronic’art : Partant de votre propre vécu, votre roman revient sur la question de la discrimination. On y trouve « vous et les autres », « El Negro et les blancs », « Noirs et blancs aujourd’hui »… Vous mettez en parallèle votre histoire et des questions beaucoup plus générales : pourquoi ce choix ?

Frank Westerman : Pour moi, El Negro, l’Africain empaillé dans sa vitrine de musée, n’a rien d’une monstruosité. Au contraire. Il a été mon guide à travers deux siècles d’histoire. Dans la mesure où il s’est un jour retrouvé empaillé comme un animal, exposé et considéré comme tel, il est un excellent facteur pour comprendre l’évolution de la pensée européenne sur les questions de la race et de la culture. J’utilise une grande partie du texte pour me faire le narrateur de son histoire : c’est grâce à ce rôle que j’ai essayé de tester mes propres pensées, à travers son image, en tenant compte du pouvoir qu’il détenait comme figure de l’Etranger, de l’Autre, de celui qui est différent. Je ne pense pas que mes expériences en Afrique ou en Amérique latine soient exclusivement miennes : elles représentent un comportement plus général des gens de ma génération. En d’autres termes, ce que je pense et ressens résulte d’une époque, des circonstances dans lesquelles moi et d’autres avons évolué. Comme dans le même temps l’histoire d’El Negro n’est pas si abstraite ni lointaine, j’ai essayé de la retranscrire en prenant en compte le maximum d’indices et d’implications possibles, pour qui est désireux de se faire reflet d’une réelle complexité. C’est cette logique qui a guidé mon choix narratif.

Vous avez longtemps travaillé dans la coopération. Pourquoi avoir arrêté et être passé au journalisme ?

Au départ, la coopération m’apportait ce dont j’avais toujours rêvé : découverte, nouveauté, nouvelles expériences… Quand j’étais étudiant, bien sûr, il était hors de question que je reconnaisse cette réalité : j’aurais donné à qui me posait ce genre de questions tout un tas de raisons altruistes et désintéressées. C’est quand j’ai travaillé au Pérou que j’ai réalisé que j’apprenais plus des communautés dans lesquelles je vivais qu’elles de moi, que je m’enrichissais plus à leur contact qu’elles au mien. Je n’avais rien pour les aider. Mon choix de devenir journaliste a d’abord été une réaction aux contradictions que je rencontrais dans e travail de coopérant, et qui mon sont apparues comme flagrantes quand j’étais là, au Pérou, chez les indiens Aymaras. J’avais perdu le sens même de mon travail, ce qui faisait son intérêt ; je me retrouvais sans rien à offrir concrètement, et j’ai eu besoin de prendre de la distance pour pouvoir réfléchir au sens de ce que je faisais. J’avais toujours pensé qu’écrire était une sorte d’activité parallèle, un peu en marge ; c’est plus tard, en travaillant en Afrique surtout, que je me suis rendu compte que ce n’était absolument pas le cas, ou qu’il n’y avait rien de mieux que de travailler « en marge ». On s’investit dans les choses d’une façon très différente, mais très puissante. On le voit dans la scène que je raconte avec Eldred et Marjorie Jones, en haut de la Montagne du Lion, à Freetown. Je ne regrette pas ce glissement de ma carrière d’un travail de terrain à un travail plus intellectuel. Dans El Negro et moi, beaucoup de choses s’achèvent sur une table de dissection. Ça a été le cas de mes engagements de jeunesse.
Pouvez vous imaginer d’autres façons d’agir pour les associations ou les coopérants, dans les pays en voie de développement ?

Commerce équitable, centres d’aide d’urgence pour réfugiés, campagnes pour contraindre les multinationales à appliquer dans ces pays le même environnement social et environnemental que dans les pays occidentaux, les mêmes règles, les mêmes normes : ce sont des exemples d’actions qu’on peut mener sans faire de parrainage. Et je pense que le parrainage (j’appelle ça le « Devenez comme nous ») est l’erreur majeure de la plupart des approches dans le développement ou la coopération. C’est ce qui ne peut pas marcher.

Que pensez-vous du mouvement altermondialiste ?

Dans l’absolu, c’est un contre pouvoir nécessaire, la force de contradiction dont une société a besoin. Le pouvoir, partout et de tous temps, a besoin d’être critiqué et défié. Pour ça, il faut une opinion critique en place.

Que pensez-vous de la transformation et de l’évolution de la pensée occidentale sur la question des races et des différences ?

J’ai essayé d’exposer quelques unes de ses lignes dans mon livre, non pas par simple lecture des choses, mais en racontant une histoire, pour voir comment ces pensées, ces façons de voir l’autre évoluent. Aujourd’hui, sur ces questions, tout part très vite dans tous les sens. Aux Pays-Bas comme un peu partout en Europe, c’est une question qui revient au centre des choses. Quel chemin cela va-t-il prendre ? Sur de nombreux plans, je ne reconnais même plus mon propre pays. Au cours des deux dernières années, le climat de tolérance qui régnait a été remplacé par la haine et la peur du prochain. Le simple droit à la différence, le droit de ne pas être d’accord avec l’opinion générale, est soumis à de réelles pressions, à des contraintes sévères. Le gouvernement applique désormais l’approche « Devenez comme nous » de la coopération à l’ancienne, mais dans ses propres frontières, en entérinant des formules qui on prouvé leur inefficacité pendant plus de 40 ans avec les projets menés dans le Tiers Monde, et qui aujourd’hui viennent s’attaquer à des communautés d’immigrants vivant dans nos pays depuis au moins une génération. Il y a là beaucoup d’absurde.

El Negro est devenu un symbole de ce que fut la présence européenne en Afrique avant d’être rendu au Botswana, en 2003. Le considérez vous comme emblématique de la reconnaissance du combat qui oppose encore aujourd’hui les pays européens colonisateurs et l’Afrique colonisée ?

El Negro a été utilisé comme un symbole par toutes les parties impliquées dans l’histoire. Cela a été particulièrement perceptible au moment de la controverse sur sa présence en Catalogne, pendant les JO de Barcelone de 1992, que je retrace dans le livre. Après ça, on a eu de tout : il a été utilisé comme mascotte par les Catalans sur la question de leur autonomie, puis par des groupes anti-discrimination aux Etats-Unis, et enfin par l’Organisation pour une Afrique Unie, qui a réussi à organiser le retour du corps et son enterrement au Botswana en l’inscrivant dans une perspective anticoloniale.
Aujourd’hui, le lieu de la tombe d’El Negro est utilisé comme terrain de foot. Ce qui m’a le plus frappé au cours de mon enquête, c’est le fait qu’El Negro, en définitive, n’a pas même été enterré dans son pays d’origine.

Avez-vous répondu à toutes les questions que vous vous posiez sur El Negro ?

J’ai essayé de dresser dans mon livre le tableau le plus fidèle de la situation. Ceci dit, vu la perte d’informations essentielles suite au naufrage d’un bateau le long des côtes françaises en 1838, bateau qui rapportait les carnets d’archives des empailleurs, les origines d’El Negro ne sont toujours pas déterminées. Je pense qu’un jour, quelqu’un exhumera un document avec des noms, des preuves, et je suis sûr que cela aura pour conséquence un nouvel enterrement, en Afrique du Sud cette fois. Aujourd’hui, on ne peut pas dire que l’histoire est terminée.

Est-ce que la portée métaphorique d’El Negro est encore un bon moyen d’expliquer les enjeux de la question coloniale ?

Oui. En tant qu’écrivain, j’ai tendance à me focaliser sur des lieux ou des objets spécifiques pour construire autour mes histoires, mais la figure d’El Negro me semble avoir cette capacité à soulever des questions essentielles.

Vous racontez comment El Negro a finalement été détruit sur une table de légiste avant d’être rapatrié au Botswana. Vous écrivez même que les os reçus là bas pourraient bien ne pas être les siens. Où réside le symbole, quand tout ce qui le crée a disparu ?

Cette fin tragique explique en partie pourquoi cette histoire ne peut être terminée aujourd’hui. La lance d’El Negro est toujours à Banyoles. Sa peau est à Madrid. Et beaucoup de gens au Botswana pensent que les os et le crâne enterrés là ne sont pas les siens. A partir de là, il ne manque qu’un groupe crédible qui viendrait contester leur authenticité, ou bien des descendants potentiels, pour mettre en question tout le processus de rapatriement et soulever de nouvelles interrogations.

Vous mentionnez souvent VS Naipaul dans le livre. Qu’apporte-t-il de neuf sur ces questions de différence et d’intégration ?

Parmi de nombreuses autres choses, j’admire infiniment la façon dont il parvient dans ses textes à vous confronter avec vos pensées et vos sentiments les plus obscurs.

Dans votre livre, Eldred Jones cite William Golding et son roman Sa majesté des mouches. Vous pensez que n’importe qui dans des situations extrêmes est susceptible de se transformer en barbare ?

J’ai peur que oui.

Propos recueillis par

Lire notre chronique de El Negro et moi (Christian Bourgois)