Une fois deviendra peut-être coutume : pour sa quatrième édition, le Festival I.D.E.A.L. organisé au Lieu Unique de Nantes se déroulait sur trois jours au lieu de deux. On commence à s’habituer à ces festivités placées sous le signe du rock gentiment décadent, panachant vieilles lunes (un Martin Rev par ici) et jeunes pousses (un Harry Merry par là), pour mener le festivalier à bon port.

Vendredi 07.04.06

Pas de Cabaret Burlesque ni de Présipauté de Groland pour habiter le Lieu, cette fois-ci, mais une carte donnée à Franky Baloney, rédacteur en chef moustachu de Ferraille Illustré, LA revue de BD française la plus trash et excitante du moment (une émanation des Requins Marteaux) : on y retrouve pêle-mêle des personnalités aussi diverses que Winschluss, Imius, Bouzard, Morvandiau ou Quentin Faucompré ! L’intervention se bornera à une expo des productions Ferraille, un « long court métrage » – titré Entre 4 planches – et un set de Dj Miss France finalement assez sages. Même le discours de Baloney, rebondissant sur le CPE, semblait un peu convenu. On se serait donc attendu à plus de folie de la part de ceux qui ont inventé ce Supermarché-Ferraille, miroir du libéralisme à tout crin et du marketing abruti, où les conserves de « Foie gras de chômeur -élevé en HLM aux pâtes et à la bière »- côtoient les tongues « vendues par trois pour le prix de deux ».

Qu’importe, c’est la musique qui doit s’imposer. Ce vendredi soir commence donc sous les beats torturés de Pan Sonic qu’on découvre accompagnés d’une violoncelliste, une certaine Hilduz Gudnadottir, dont on imagine que le rôle est d’humaniser un peu l’univers volontiers oppressant des deux finlandais. Hélas, hélas, le set commence avec un son plutôt approximatif qui rend les constructions abstraites de Pan Sonic franchement absconses : exit les contrastes et subtilités électroniques de nos amis, c’est une bouillabaisse sonore qui arrive dans nos assiettes. Les quelques coups d’archet que notre bonne Hilduz tente par dessus la friture ne viennent rien changer à l’affaire et c’est sans regret que l’on quitte la « grande salle » pour l’étage, réservé aux artistes plus confidentiels et, en l’occurrence, pour l’alien Harry Merry dont j’avais découvert avec délice Village life in 1905, son single imparable, sur le blog de David Fenech. On craint toujours que ce genre de bestiau, certifié transgénique, ne cache en réalité sous son masque d’excentrique l’habit du clown-pas-drôle. Là, non, Harry Merry semble être un vrai dyslexique de l’harmonie, un analphabète du bon ton qui, pourtant, cherche à « faire de la pop song » (on imagine qu’il s’infuse les Beatles et Beach Boys avant d’aller bosser) : pour preuve, ce set convoquant Daniel Johnston et Devo, sous le regard perplexe des Residents. Ca part dans tous les sens, ça groove de traviole et on se dit que la première bière fait son effet. Sur la longue, on regrette quand même qu’il n’ait pas d’autres pépites comme Village life in 1905, mais on lui pardonne tout, tant il porte beau sa barboteuse de moussaillon et sa coupe à la Shirley Mc Laine. Chez Chronic’art, on aime (presque) sans réserve Suicide alors impossible de rester devant ce sympathique Harry Merry quand, sous nos pieds, Martin Rev se prépare à monter sur la grande scène. Et puis, on se demande bien ce qu’il peut donner « tout seul », le papy synthétique. Il arrive, torse-nu sous une veste flashy en skaï, et lance sa machine avant de nous gratifier d’un sourire qu’il ne quittera pas de tout le concert -un peu comme ces incroyables lunettes… mais c’est une autre histoire. Passées les premières minutes d’hilarité générale (il a une touche pas croyable, ce bonhomme), on réalise quand même qu’il y a un petit pépin, comme l’impression d’entendre un Suicide sans Alan Vega. Et plutôt un Suicide « récent », mélangeant sons funky pourris et hip-hop de grabataires. Alors, bien sûr, il donne le change, fait de grands clusters avec ses bras, martelant le clavier mais, quand il s’essaie à chanter, cela ne souligne que davantage l’absence de son compère.
Je tente une petite incursion dans les étages où le show du belge Jack The Rapper a commencé : ça bricole dur, sur scène, le Jack en question se révélant être un sexagénaire bedonnant, moulé dans des fringues des magasins Z (« ils en ont donc aussi, en Belgique », me suis-je dit, dans un élan ethnologique !) qui s’agite dans tous les sens, baragouinant un peu n’importe quoi : c’est sans prétention, son truc, mais également sans intérêt. Il est sans doute mieux là qu’en maison de retraite mais on aimerait qu’une aide-soignante compatissante vienne lui demander de ranger gentiment le foutoir qu’il a mis sur scène et, surtout, de redescendre un peu de son perchoir. A en faire regretter les radotages en roue libre de Martin Rev ! Je comptais pourtant sur le « talent » de Jack The Rapper (présenté dans la prog’ comme « un génie de la provocation » – quand même !-, assurant « une ambiance du tonnerre pleine de spontanéité et d’humour cinglant » -où ça ?) pour sécher en toute sérénité le concert de Mark Stewart and The Maffia : je ne sais pas ce que j’ai fait au bon dieu mais je n’ai jamais rien compris au Pop Group ou à d’autres monuments de funk blanc comme Gang Of Four. Sans doute un fond de « racisme » inconscient, le funk (comme le blues ou le rap) je trouve que ça ne doit pas être fait par des « petits blancs », qui finissent toujours par rendre le truc indigeste… L’ami Jack The Rapper ne se décidant pas à aller descendre une Duvell bien méritée, je me dis qu' »un de nous deux est de trop ici, étranger » et je descends donner une nouvelle chance à Mark Stewart, à qui je dois ces Radio 4 ou ces Liars dont je n’ai rien à battre ! Autant l’avouer tout de suite, je suis resté de marbre devant la démonstration cérébrale et frigide de Mark Stewart et ses petits amis : je dois être incurable… rendez-moi mon James Brown !

Perdu dans une discussion sur la tournure de cette nouvelle édition, j’ai malheureusement raté le show de Boy From Brazil, un allemand dans une veine jouissivement « rock’n’roll circus », à ce qu’on m’a dit (fracassant esthétisme rockabilly, frénésie punk et robotisme disco) puisqu’il interprétera même du Gainsbourg (Le Claqueur de doigts) vêtu de porte-jaretelles. Au moins, ce rendez-vous manqué m’a permis de récupérer avant ce qui fut sans conteste le set de la soirée : la transe sonique du duo Afrirampo, mené par deux adorables japonaises répondant aux doux prénoms de Oni et Pikacyu. Sans doute mis en confiance par leur air de jeunes filles raisonnables, personne dans l’assistance n’a anticipé l’impact volcanique des sons tirés d’une simple batterie et d’une guitare électrique. La musique d’Afrirampo a quelque chose d’assez effrayant tant elle semble parler à la petite bête qui se cache au fond de l’être le plus civilisé. On conseille aux absents de poser l’oreille sur un des deux albums sortis sur Tzadik l’année passée pour se faire une petite idée de la question : par bonheur, les disques restituent étonnement bien ce que le groupe peut donner en live. Un peu groggy, on rentre docilement à la maison, abandonnant la scène du « Grand Atelier » à Der Schmeisser et sa techno minimale…

Samedi 08.04.06

La soirée de samedi ouvre sur The Chaddom-Blechbourne Experience, soit la rencontre entre une vieille connaissance, le banjoman lofi Eugene Chadbourne et Kevin Blechdom. Autant les concerts de Chadbourne souffrent parfois de trop longues digressions, autant cette formule se révèle aussi vitaminée qu’un vieux Tex Avery : les deux compères commence par une relecture mi-sketche, mi-musicale, du Delivrance de John Boorman où on a retrouvé les grandes lignes de cette fameuse descente des rapides d’une rivière des Appalaches : coups de sang, coups de fusils, étripages, Eugene et Kevin miment tout, canoë en carton à l’appui, carabine à air comprimé comme argument.
Le show passe comme un cartoon entre deux « dueling banjos » qui s’amusent aussi au jeu du medley, faisant se télescoper le Good vibrations des Beach Boys et un morceau du premier Violent Femmes dans des versions qui faisaient plaisir à entendre. Un petit Kylie Minogue sous banjo épileptique mis tout le monde d’accord : la soirée commence vraiment bien ! L’arrivée de Gonzales laisse augurer une seconde partie de soirée placée sous le signe de la bonne humeur (on s’est déjà amusé, en début de soirée, à le voir se faire interdire l’entrée du festival par un service d’ordre zélé !), mais il en est tout autrement : Gonzales donne dans le piano bar ad libitum, soutenu par une batterie jazzy passe-partout, caviardant ici et là son set de vannes peu inspirées (engueulant l’air de rien les gens circulant dans les gradins) : j’ai vraiment du mal à comprendre pourquoi il est réputé « cool » (ouais, il se la pète pas, il a une blouse de savant fou sur scène, vachement décalé, quoi) ou talentueux (si on plonge son nez dans une méthode Assimil du piano, on peut nous aussi balancer un peu de boogie-woogie fédérateur entre deux préciosités à la Satie dans le salon). Une petite visite à l’étage s’impose, pour voir ces King Prestige derrière lesquels se cachent toute la petite bande de copains du Lieu Unique, au premier rang desquels on retrouve Fred et Karim de La Kuizine. Le concept est donc le cheval et tout le set est parcouru de galop et de trot, voire de cavale, pendant que les garçons se relaient au laptop pour un canevas sonore très electro, quelque part entre l’Allemagne et les Etats-Unis… On redescend voir le set solo de Alexander Hacke, bassiste des légendaires Einstürzende Neubauten, qu’on imagine moins porté sur la fioriture et le cabotinage que Gonzales. Effectivement, le chevalier teutonique (il semble tout droit sorti du Seigneur des anneaux, avec ses cheveux filasses se balançant sur sa grande silhouette) envoie du son comme s’il bossait dans une fonderie d’acier. C’est plus volontiers bourrin qu’original, plus graisseux qu’efficace. On lève l’oreille quand il annonce une cover d' »un des groupes les plus dingues des sixties, des allemands, qui officiaient sous le nom de The Monks » (en fait, ce sont des américains, habillés et tondus comme des moines, qui faisaient leur service militaire en Allemagne et ont trouvé un exutoire à leur ennui en créant ce groupe effectivement d’exception -alors on dira qu’Alexander Hacke a à moitié raison ou à moitié tort !). Il tente donc une reprise du I hate you des Monks et, là encore, la furie originelle se mue en une démonstration plus proche du biker testostéroné que du moine fou. On va donc se réfugier à l’étage où l’argentin Dick El Demasiado délivre une potion plus joyeuse : pas loin du légendaire courant brésilien baptisé Tropicalisme, notre entertainer sans prétention balance une sorte de macarena psychédélique, très rafraîchissante après l’épreuve d’Hacke ! Le Dick en question véhicule un tel bonheur d’être sur scène, de faire la fête, sans oublier de partir en vrille, que l’ambiance est à nouveau au beau fixe. Prêt à aimer la terre entière, on tente le show de Neue Weltumfassende Resistance, soit la rencontre de Gabi Delgado, du vieux groupe allemand DAF, et Marc Hurtado, en vacances d’Etants Donnés. Leur set, assez minimaliste, entre percussions martiales assurées par Marc Hurtado, et techno old school concoctée par Gabi Delgado, ne parvient pas tout à fait à être à la hauteur du projet annoncé (mélanger les deux univers), mais donne plutôt l’impression d’entendre, alternativement, un morceau de DAF puis un morceau d’Etants Donnés. On retourne voir à l’étage s’il reste un peu des bonnes vibrations de tout à l’heure et c’est le tour de ZZZ, duo batterie / orgue vintage, de prendre la scène : les deux gars s’y entendent à faire décoller les tympans via leur rockabilly teinté de soul mais la formule, peut-être trop systématique du côté de l’orgue, peine à maintenir l’attention sur la durée du set, à force de convoquer trop régulièrement les mêmes gimmicks.
Retranchés dans la petite salle, on sirote en attendant l’arrivée des Kunt, duo mené par deux Australiennes court vêtues ( et qui en jouent ) qui tiend finalement plus du karaoké pour adolescentes (côté musique) -à deux ou trois déflagrations près- que de la performance trash annoncée.

Dimanche 09.04.06

Le dimanche semble placer d’emblée le festival sous des augures moins « olé-olé » : David Tibet débarque avec son Current 93, annonciateur d’Apocalypse et de Rédemption, le concert a lieu dès 17 heures (pour permettre à ceux qui venaient de très loin de ne rater ni avion, ni train à l’issue de la cérémonie) et se passe dans l’abstinence (bar fermé et cigarettes interdites, silence requis !). Plutôt disciplinés, les nantais respectent les coutumes de la soirée presque sans exception. Tout commence avec les étonnant Om, duo basse / batterie à l’alchimie plutôt entêtante, quelque part entre Acid Mother Temple (morceaux étirés au possible et plutôt vibrants) et certaines musiques sacrées (répétitions à vocation sans doute shamanique). Puis c’est le tour de Ben Chasney, venant représenter son travail de Six Organs Of Admittance, tout seul : son folk habité, sur disque, se transforme en performance guitaristique sur scène, utilisant beaucoup l’auto-sampling et les larsens. Il prend même le temps de rendre hommage à Nikki Sudden, loner magnifique récemment disparu (26 mars 2006), le temps d’un titre plus doux. Tout bon, Ben ! Les musiciens de Current 93, accompagnés de ce même Ben Chasney, prennent place sur scène : violoncelle, violon, flûtes, guitares et piano, une bonne garantie de fournir à Tibet l’écrin nécessaire au développement de son univers païen et apocalyptique. L’homme entre en scène peu de temps après que le groupe commence à jouer et entame tout de go ses monologues aux visions troublantes. Antéchrist, diables et démons, cieux en furie, tout le décorum « Currentien » répond présent et David Tibet étonne par sa façon d’habiter sa propre musique : l’homme, plutôt chaleureux et joyeux au naturel, est beaucoup plus tendu sur scène, bougeant assez curieusement, comme encombré par son corps et libéré par son verbe. On découvre quelques titres du magnifique Black ships ate the sky qui sort mi-mai sur Durtro, mélangé à quelques classiques du très beau Soft black stars et d’autres encore. Plus encore, le groupe exécute une reprise du Time of the last persecution de Bill Fay dont il parvient à restituer la tourmente originelle tout en lui soustrayant sa grandiloquence plutôt lourde. David Tibet réussi à faire passer, sur scène, les aspects les plus « difficiles » de Current 93 sur disque : une certaine emphase, parfois assez Grand Guignol, des thèmes plutôt monomaniaques et des musiques souvent répétitives. La salle réagit, bien au-delà du cercle des fans hardcore, on peut même juger que certains iront voir du côté du nouvel album pour en savoir plus : grand bien leur fasse, celui-ci est parmi les plus aboutis de Tibet et, pour une fois, multiplie assez habillement les climats (ballades, comptine, transe) et intervenants (Antony sans ses Johnsons, Marc Almond, Bonnie Prince Billy, etc). Tibet se prête au jeu du rappel sans se faire prier, revenant simplement vêtu d’un panty et d’un T-shirt « Aquaman » (assez inattendu, même si on connaît son goût pour les superhéros) pour deux morceaux écorchés, portés par un simple piano. C’est la dernière ligne droite du Festival qui finalement aura été résolument « Idéale » !

Le Festival I.D.E.A.L. 2006 s’est déroulé du 7 au 9 avril 2006 au Lieu Unique à Nantes (44)