Ecrivain, théoricien et artiste, Eric Sadin parcourt la planète et ses nouveaux espaces urbains pour y explorer des perspectives littéraires inédites intégrant les nouvelles technologies, ses usages contemporains et les mutations qui en découlent. Times of the signs, 430 pages de textes théoriques et de snapshots visuels, est le résultat de ses investigations qui fait le constat de l’omniprésence de « signes ». Où quand, à l’instar des phénomènes de désinhibition et de fichage volontaire observés sur Internet, l’exhibition de soi, la transparence des corps et l’interconnexion généralisée participent du même mouvement de « surveillance horizontale », à mille lieues de la figure unique de Big Brother annoncée.

– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #40 (novembre 2007)-

Chronic’art : Qu’avez-vous voulu montré à travers ce patchwork de textes théoriques et de « signes » visuels qu’est Times of the signs ?

Eric Sadin : Le livre explore la complexité de la société de l’information de ce début du XXIe siècle. Les bouleversements induits par l’extension ininterrompue du numérique et des réseaux de télécommunication ont radicalement modifié nos rapports aux signes (écrits, iconiques, sonores), et exposent un nouvel environnement global en transformation continue dans lequel l’écrivain contemporain doit inscrire consciemment et de manière informée sa pratique littéraire. J’ai commencé en 2002 une large recherche dont l’objet consistait à étudier l’espace urbain japonais (et particulièrement Tokyo) envisagé comme un laboratoire privilégié d’observation de ces mutations ; j’y ai relevé une triple dimension. D’abord, la pluralité des protocoles : omniprésences des écrans – notamment écrans géants accrochés aux façades -, panneaux électroniques, bornes interactives, usage désormais universel du téléphone portable, outils de géolocalisation, voix de synthèse, signalétique… Ensuite, la présence massive de l’imprimé : le numérique ne se substitut pas au papier, tout au contraire, on pourrait parler d’une expansion parallèle et simultanée. Enfin, une densité extrême : superposition de dispositifs informationnels au sein d’une même zone, redoublée par une quasi-simultanéité des usages. J’ai par la suite prolongé ces recherches à travers plusieurs villes de la planète (Séoul, Shanghai, Bangkok, Bombay, Paris, New York, Mexico…), qui ont à la fois confirmé ces phénomènes et exposé des singularités territoriales conformément à une tension anthropologique incontournable qui veut que les données globales ne repoussent pas les paramètres locaux, mais s’imbriquent suivant des ensembles complexes qui forment une large part de notre contemporanéité.

Concrètement, quelles genres de mutations significatives avez-vous observé en parcourant ces nouveaux espaces urbains ?

L’intrication entre architecture et information constitue un fait urbain et culturel majeur, particulièrement sensible en Asie : là où il y a bâti architectural, il y a désormais surface informationnelle, que ce soit sous forme d’enseignes lumineuses, panneaux d’information, parfois de la hauteur d’un étage ou qui peuvent aussi recouvrir la totalité d’une façade, ou via des moyens technologiques plus récents, par le fait de l’intégration de pixels aux «peaux” des immeubles (ce qu’on appelle les media buildings), et qui exposent images et textes en mouvement faisant de certains espaces urbains de véritables surfaces collectives et mouvantes de perception de textes et d’images. L’axe de cette recherche ne consiste pas prioritairement à évaluer la qualité des messages diffusés mais à relever d’abord la multiplicité des structures informationnelles et leurs conséquences sur les comportements individuels et collectifs.

Comment avez-vous procédé pour agencer dans l’ouvrage les textes et les images (les signes) ?

C’était une difficulté : rendre compte à l’intérieur du cadre spécifique du livre, des effets de prolifération et de complexification contemporains prioritairement à l’oeuvre dans l’urbanité. Cela a nécessairement induit un travail de structuration de l’information que nous avons mené en commun avec deux formidables graphistes avec lesquels j’ai travaillé, Philippe Delforges et Jérôme Grimbert (agence Produits de l’épicerie). Nous avions une complicité esthétique et une intelligence commune de l’objet à réaliser.
L’ouvrage est conçu comme une succession de séquences (séries de pages uniquement visuelles, d’autres entrelaçant quantité d’images et de légendes qui visent à décrire précisément chaque situation singulière, d’autres enfin uniquement composées de textes théoriques ; au total le livre est composé d’une centaines de parties au nombre de pages plus ou moins étendu. En outre un DVD qui présente une exploration vidéo de la densité informationnelle à l’oeuvre à Tokyo, est également présent dans l’ouvrage.

Vous observez une accumulation exponentielle de « signes » dans les mégalopoles asiatiques notamment. Celle-ci n’est-elle pas liés en partie à la nature du réseaux électronique, là où la prolifération d’informations et de messages en tout genre, plus imperceptible, est en réalité tout aussi manifeste et proliférante ?

Marcel Mauss établissait le constat que nous ne disposons pas d’assez de mots pour nommer l’infinité des choses ; on pourrait aujourd’hui renverser la proposition et dire que, d’une certaine manière, il apparaît plus de signes que de choses. La saturation contemporaine nous interdit-elle de nous repérer, nous aveugle-t-elle ? L’épaisseur de la matrice numérique, ou la « pluri-médiatisation » systématique de tout phénomène, nous noie-t-elle dans un océan de signes qui se renvoient les uns les autres et occultent la « chose même » comme disent les phénoménologues ? Pour ma part, je ne souscris nullement à ces thèses d’esprit platonicien et rousseauiste (Debord, me semble-t-il, a dit de grosses bêtises au moment de l’émergence de la société de l’information : « Le spectacle éloigne l’homme de lui-même » !, suivant une haine de la médiatisation qui renvoie à une longue histoire métaphysique que nous n’avons évidemment pas le temps de retracer ici). Je pense que cette densité informationnelle croissante appelle des stratégies d’analyse et de réappropriation individuelle : mon livre, par l’effort d’observation réflexive qu’il développe, représente, je l’espère, un acte de description et de rationalisation en vue d’exposer consciemment la nature de certains phénomènes. Par ailleurs, je ne crois pas du tout à la pertinence d’attitudes victimaires ou à ces histoires de misère symbolique. Tout cela me semble relever de l’oubli fondamental de ce que chaque individu pris singulièrement est capable de rejouer. A ce sujet, il faut lire ou relire l’œuvre de Michel de Certeau, particulièrement le magnifique L’Invention du quotidien, et non pas les catastrophistes complaisants qui assènent en pilote automatique des discours idéologiques dans l’ignorance de certaines vérités anthropologiques et sociales.

Looks exubérants, gadgetisation technologique à outrance, affichage et revendication des marques et / ou de slogans signifiants (badges, t-shirts)… Ces nouvelles habitudes urbaines ne sont-elles pas le reflet réel des phénomènes d’exhibition / désinhibition qui ont cours actuellement sur Internet, notamment via le succès des sites de réseaux sociaux et de partage, type MySpace, Facebook ou les blogs (besoin de sociabilité, prolifération des communautés, désir de transparence, saturation d’informations personnelles…) ?

Je ne sais pas s’il existe des phénomènes d’équivalence ; en revanche ce qui est sensible, c’est l’importance désormais capitale de l’interconnexion généralisée : chaque rendez-vous est confirmé par SMS, on voit des ados jouer en ligne dans les espaces urbains, sur des consoles portables, se connecter à des sites via les téléphones. Le rapport à l’espace est en grande partie structuré par l’usage de technologies nomades et connectées, attitude qui sera considérablement amplifiée par la généralisation du GPS, qui permettra d’indexer le territoire relativement à ses champs d’intérêt, par la liaison à des bases de données informées de nos comportements et de nos « préférences ». Elles alerteront les individus, en permanence géolocalisés, de la présence de commerces ou de zones à proximité susceptibles de les intéresser. Donc, davantage qu’une exhibition par l’apparence, il me semble que c’est la visibilité des corps sur des cartographies virtuelles en mouvement et connectées à des bases de données aux algorithmes toujours plus affinés, qui constitue l’axiomatique majeure d’une forme absolument insolite d’exhibition de soi. Une des questions juridiques et éthiques majeure regarde celle de notre assentiment individuel et collectif à ces stratégies marketing, qui visent la pénétration de l’intimité, jusqu’à la saisie des désirs les plus enfouis de chacun.

Le besoin d’exposition individuelle n’est-il pas liée aussi à la question de l’anonymat inhérente à la vie urbaine dans les mégalopoles (dans la foule, nous sommes seuls et anonymes), comme elle est naturellement rattachée à notre condition d' »avatar » sur le réseau ?

Michel Foucault, dans les années 60, avait écrit, je cite en substance : « Il apparaîtra un moment où quantité de messages circuleront sans qu’on sache exactement qui sont les expéditeurs ou les destinataires ». C’est exactement cette économie communicationnelle-là qui est sensible dans l’urbanité contemporaine et particulièrement à Tokyo.
Quantité de messages sont exposés, on entend régulièrement des voix de synthèse qui nous parlent, fournissent des indications, livrent des conseils ; je me suis souvent demandé : « Mais qui rédige cela ? ». Personne, c’est-à-dire des agences de communication composés d’agents eux-mêmes assez anonymes et qui écrivent suivant des régimes les plus communs. C’est à l’intérieur de cet environnement-là que la littérature peut intervenir me semble-t-il : exposer et rejouer singulièrement cet environnement linguistique. Mon livre Tokyo (P.O.L) renvoie exactement à une telle entreprise, qui cherchait à explorer les jeux de communication fondés sur un anonymat généralisé qui engendre une sorte de nouveau langage « neutre et sans auteur ». C’est la raison pour laquelle je n’ai utilisé que le pronom impersonnel « on » dans le livre, qui marque une indéfinition de l’identité et des singularités des locuteurs et des récepteurs. Une large part des volumes informationnels accessibles sur Internet sont tout autant anonymes. Qui sont les signataires des articles de Wikipédia par exemple ? Et il y aurait aussi tant à dire sur l’usage des pseudos qui masquent les identités…

Vous vous intéressez également aux systèmes et aux outils de surveillance (vidéosurveillance, nanotechnologie, géolocalisation, etc.) déployés dans les nouveaux espaces urbains. Là aussi, en matière de « surveillance horizontale », ne peut-on pas y voir la retranscription physique d’un phénomène intrinsèquement lié à la nature du réseau ?

L’expansion ininterrompue des protocoles de surveillance est favorisée par la conjonction de plusieurs facteurs qui forment une sorte de « bouillon de culture » qui ne cessent de resserrer la matrice : incertitude terroriste et instabilité géopolitique, pression marketing, interconnexion généralisée, géolocalisation, miniaturisation des dispositifs (qui à la fois permettent des jeux de communication nouveaux et accroissent la traçabilité et la collecte d’informations). Une large part de la surveillance contemporaine est composée de « faisceaux horizontaux » entre individus, qui permettent des jeux spéculaires où chacun peut obtenir, bon gré mal gré, des informations sur quiconque. La démultiplication d’objets miniaturisés, interconnectés, géolocalisés, équipés de caméras vidéo, situe chaque habitant de la planète comme un témoin toujours virtuel (virtualité ici entendue comme potentialité sans fin maintenue). Evidemment, la structure du réseau, les moteurs de recherche et les sites dits communautaires composent un large ensemble en mouvement qui contribue à une nouvelle transparence des corps, et ce, sans préméditation émanant d’un pouvoir centralisé puisque c’est le résultat d’une infinité de paramètres qui ont institué des formes inédites de « surveillance horizontale », dont nous ne vivons à coup sûr que les prémices.

On est donc assez éloigné de la figure unique et toute puissante de Big Brother…

Oui. Ce qui caractérise les structures de surveillance présentes, c’est leur foisonnement et leur dispersion ; on vient de le voir concernant les effets d’horizontalité. Mais le coeur de la société de surveillance contemporaine ne se situe pas, contrairement à ce qu’on croit généralement, dans la vidéosurveillance mais dans les bases de données, qui représentent le noyau central des systèmes d’observation et de suivi des individus. Désormais quantité d’actions quotidiennes génèrent des données, leur collecte, leur analyse et leur stockage. L’extension de la biométrie et des puces RFID vont encore renforcer la récolte sans fin des informations à l’égard des comportements individuels et des usages – par le repérage continu des corps et le taguage des objets. Alors oui, un nouvel environnement apparaît, qui interdit encore, à mon sens, des réponses simplistes et naïves (et elles sont légions concernant ces questions). Il n’existe donc pas de figure unique, à la condition toutefois, que n’advienne pas dans un futur proche une arme de surveillance massive : ce qu’on appelle « l’agrégation globale de données » qui vise à connecter entre elles quantité de bases de données éparses de façon à recueillir le plus grand nombre d’informations et de dresser des « profils menaçants », supposés être les plus précis. Pour l’instant, le législateur freine son avènement, mais si la loi cède, alors d’une certaine façon une nouvelle forme de pouvoir panoptique à structure centralisée pourrait apparaître. Mais nous n’en sommes pas encore là ; en outre, ce paysage se modifie presque quotidiennement et appelle à mon avis une vigilance collective maintenue. Je pense également à l’élaboration de stratégies de réappropriation artistiques singulières, aptes à exemplifier ou à déjouer certaines situations ; façons microscopiques mais réelles d’intervenir activement dans ces champs instables et inquiétants. C’est ce que j’essaie de mettre en place avec un triple dispositif explorant les multiples enjeux des formes de surveillance contemporaine: un essai théorique à venir, une « fiction » à paraître, et une sorte de « dispositif théâtral » sur lequel je travaille également.

Quelle ville a le plus littéralement halluciné le globetrotter des années 00 que vous êtes et pourquoi ?

La densité, la multiplicité, la variété qui caractérisent la trame urbaine de Tokyo constituent un phénomène unique au monde ; les jeux de superposition de données extrêmement hétérogènes à l’intérieur d’un même espace défient en tous points nos logiques occidentales marquées par la figure du corps et l’ordonnancement symétrique ; le foisonnement de la nature représente le modèle japonais qui autorise des entrelacements qui nous paraissent à nous, relever du chaos, mais qui forment des agencements marqués par l’articulation entre les fonctions et non pas par l’exclusivité des usages (le zoning moderne serait emblématique de cette dimension occidentale qui sépare, alors que Tokyo superpose les expériences : un écran géant peut être placé en face d’un pachinko lui-même situé aux abords d’un cimetière, et cela sans aucune barrière physique).
La pluralité qui représente une donnée majeure de notre période historique, perturbe nos consciences occidentales qui privilégient l’élimination (Descartes) en vue de se repérer, alors que l’Asie a toujours entretenu un rapport au multiple, emblématique par exemple dans les jardins zen, composés d’une infinité d’éléments articulés entre eux. Un de nos défis, me semble-t-il, consiste à gérer au mieux ce foisonnement contemporain jusque dans notre attitude quotidienne (glissement de l’envoi d’un mail, à la lecture d’un livre, à la vision d’un film, à l’envoi d’un SMS… parfois à l’intérieur d’une même séquence temporelle réduite). Robert Venturi & Denise Scott Brown cherchaient, dans leur livre Learning from Las Vegas, à tirer des enseignements de certaines dimensions architecturales et anthropologiques dans le Las Vegas des années 70 ; Tokyo reste un laboratoire privilégié d’observation de comportements possibles à l’égard de notre période historique ; il ne s’agit ni d’un paradis ni d’une référence à calquer, mais d’un tissu complexe à partir duquel il est possible de « tirer des leçons » (c’est un des objets de mon livre). Il y aurait aussi tant à dire au sujet de Shanghai qui m’intéresse fortement mais dont le développement procède par destruction / construction massives, plutôt que par reconfigurations organiques comme c’est le cas à Tokyo.

Existe-t-il des points communs évidents entre toutes ces mégalopoles du « futur immédiat » ?

Votre question renvoie à une autre question : celle de la tension entre situation globale et particularité locale ; certaines dimensions s’étendent à vitesse astronomique sur la totalité de la planète (évidemment l’exemple le plus emblématique est celui du téléphone portable devenu aujourd’hui un objet universel) ou la présence généralisée de grandes chaînes à aura mondialisée (McDo, Nike stores, Starbucks…), associées à des paramètres qui n’existent que là et pas ailleurs. Ces entrelacements constituent un défi à tous les discours politiquement corrects à l’égard de la mondialisation qui ne voient qu’effets d’uniformisation et de domination (selon des modes de perception qui selon moi appartiennent à un autre âge), et qui occultent l’extrême complexité des situations qui interdisent des formules à l’emporte pièce imprégnées d’idéologie et obligent au contraire à développer des stratégies d’analyses au cas par cas, à la fois critiques et à la fois exploratrices des nouveaux horizons offerts par notre période historique (c’est exactement l’enjeu central de mon livre).

Face à cette redéfinition des espaces urbains, comment l’homme (urbain) a-t-il évolué ? Peut-on parler là aussi d’une mutation ?

Les attaches traditionnelles que nos parents et grands-parents entretenaient il n’y a pas si longtemps avec quelques données réduites et circonscrites (lieu de naissance et d’origine, activité professionnelle unique et définie, grands cycles temporelles d’une existence – apprentissage, travail, retraite…), se sont dissoutes au profit de transformations continues qui fragmentent les catégories autrefois fixées en une infinité de points singuliers et en mouvement (selon des logiques nucléaires en fission qui défont nos rapports ancestraux à l’identité et à la stabilité).Freud disait « le temps c’est la transformation » ; c’est ce que vérifions avec violence aujourd’hui, c’est ce à quoi le terme de « mondialisation » renvoie dans la vulgate planétaire, à ce vertige insupportable, qui n’appelle évidemment pas à tout accepter naïvement mais à jouer de ces effets de mutation, en essayant d’inventer avec autant de vélocité. Cette idée me plaît : inventer aussi vite que certains événements qui nous dépassent avec une vitesse folle. D’une certaine façon, nous éprouvons également les théories de la mécanique quantique aujourd’hui rendues visibles dans notre environnement : la modifications incessante et interdépendante des événements oblige à concevoir et à développer des configurations innovantes, dont on peut espérer qu’elles nous rendent actifs relativement à des situations qui pourraient désormais sembler fatales (le design écologique représente une de ces dimensions). Il me semble qu’un enjeu crucial – individuel et collectif – consiste à inventer de nouvelles solutions qui ouvrent et non pas à se refermer sur des illusions assez confortables et, pour nombre d’entre elles, bien chimériques.

Propos recueillis par

Times of the signs – Communication and information : A Visual analysis of new urban spaces, d’Eric Sadin (+ DVD)
(Birkhäuser)
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