Si vous avez écouté de la musique pop dans les quarante dernières années, vous avez probablement entendu énormément de titres distillant un son robotique. Ceci grâce au vocoder, un dispositif inventé par les Bell Labs, la division de recherche d’AT&T. Bien que le vocoder a trouvé sa voie dans la musique, la machine n’a jamais été destinés à cette fonction. Il a, à l’origine, été conçu pour diminuer le coût des appels longue-distance mais il a pris de nombreuses autres utilisations depuis… C’est ce que nous raconte le journaliste américain Dave Tompkins dans le passionnant « How to wreck a nice beach : The Vocoder from world war II to hip-hop »

« Comment bousiller une belle plage ». Face à ce qui est sans doute le titre le plus énigmatique donné à un livre musical depuis… depuis « Psychotic reactions et autres carburateurs flingués », probablement, la première question qui vient est évidemment : de quoi peut bien parler un tel livre ? Du sourire de naufragé de Brian Wilson ? Des Ramones à la plage (« Rockaway beach ») ? Des déconstructeurs electro de Virginia Beach (Timbaland, Pharrell & Co.) ? Sauf que le seule question qui compte vraiment, en l’occurrence, ce serait plutôt : comment peut bien parler un tel livre ? Et la réponse serait : comme une machine. Comme une machine qui parle – qui parle depuis plus de soixante-dix ans dans les pièces les plus secrètes des grandes puissances, dans le larynx digital de T-Pain, dans les pages du Premier cercle d’Alexandre Soljenitsyne, dans le Rockit de Herbie Hancock et dans la bande originale d’Orange mécanique. « How to wreck a nice beach », ou « How to recognize speech » mal entendu à travers le brouillard électrique d’un Vocoder – ou d’une Talk Box, d’un Voder, d’un Sonovox et de toutes les autres « machines qui parlent » dont Dave Tompkins raconte l’histoire extraordinaire dans ce livre, « de la seconde guerre mondiale au hip-hop ».

Extraordinaire, oui. Parce que, né dans les laboratoires Bell à l’époque où Internet s’appelait radiophonie, perfectionné par l’armée américaine en guerre contre les forces de l’Axe, fantasmé par les savants nazis et par les zeks à lunettes des goulags scientifiques de Staline, le Vocoder fut l’une de ces armes secrètes que l’histoire a ignoré parce qu’elle ne tuait pas, et qu’elle avait fonctionné exactement comme elle le devait – c’est-à-dire : discrètement, efficacement, pas comme cette machine Enigma célèbre pour avoir été violée par Alan Turing, le mathématicien anglais torturé que l’on présente comme le père de l’informatique moderne. Synthétiseur vocal croisé avec l’un des systèmes de brouillage les plus sophistiqués de l’histoire (fondé un temps sur deux disques de bruit blanc synchronisés – two turntables and a mike, le code par le drone), le Vocoder fut pendant plusieurs dizaines d’années l’outil par lequel les plus hauts responsables des Etats-Unis communiquaient entre eux ou avec leurs alliés d’un bout à l’autre de la planète, entre Washington, Londres ou Saigon. Il fut utilisé par Roosevelt, Churchill, Eisenhower, Kennedy et une palanquée de responsables de la guerre du Vietnam dont le nom est encore classé Secret Défense, qui tous virent leur voix transformée en signal courant à travers les fils sous-marins sur des milliers de kilomètres, avant d’être reconstituée façon Donald Duck à l’autre bout du monde.

Et puis quelque chose se passa, et le Vocoder devint autre chose : l’instrument préféré de Kraftwerk, la damnation de Neil Young (Trans), la seconde voix de Roger « Zapp » Troutman (qui n’utilisait pas un Vocoder mais une Talk Box, comme l’explique longuement Dave Tompkins), le symbole de l’âge mécanique et dansant de l’electro. Oui, quelque chose s’était passé : monstre électronique dont les circuits tenaient dans plusieurs énormes armoires métalliques dans les années 1940, le Vocoder avait été progressivement miniaturisé par les membres d’une petite coterie secrète d’ingénieurs à fort accent allemand – dont le plus célèbre fut sans doute le Dr. Sennheiser, dont nombre d’entre nous portons encore le nom sur nos oreilles en ignorant qu’il travailla pour le Reich jusqu’en 1944. Et c’est à cause d’eux que, à partir de la fin des années 1960, on le fit entrer en douce dans les studios de cinéma (qui avaient toujours un robot de fer blanc à faire parler, des Daleks du Dr. Who aux Cylons du premier Galactica) puis, bientôt, dans les bacs des disquaires. D’abord avec ces disques étranges dont Tompkins nous montre les pochettes (le plus improbable : Speech after the removal of the Larynx, sur Folkways – l’instrument le plus moderne de l’histoire de la musique, sur le label le moins technologique du monde), et puis, après les expériences contre nature sur Beethoven de Walter/Wendy Carlos pour Kubrick, avec ces quelques visionnaires du groove qui, entre les Etats-Unis et l’Allemagne, réinventèrent la danse pour une époque robotique et funky (Ralf & Florian, Hölger Czukay, Herbie Hancock et bientôt tous les androïdes dansants de l’electro et du phunk à la Zapp). A compter de ce moment, le son de la voix électronique ne quittera plus la musique populaire, jusqu’à devenir le symbole de sa standardisation mondialisée, par la grâce d’un logiciel baptisé Auto-Tune, inventé en 1996 par un ex-ingénieur d’Exxon, Andy Hildebrand.

Pour raconter cette histoire effectivement sidérante, où les grands de ce monde croisent des fous furieux qui s’électrocutaient lorsqu’ils étaient enfants, où les ingénieurs à cravate œuvrent pour le plaisir d’afronautes en collants fluo et perruque XVIIIe (Michael Jonzun), Tompkins a choisi ce style raffiné et oblique jusqu’à l’obscurité qui ravit et agace tant les lecteurs de The Wire, et qui transforment les petites chroniques de disques de la fin du magazine en haikus sibyllins laissant souvent le lecteur aussi perplexe que curieux de découvrir ce que cachent ces métaphores à la concision cryptique (notamment dans la rubrique hip-hop, où se croisent perplexes autant de thugs à grillz que de backpackers à lunettes). C’est souvent déroutant à l’excès, et certains chapitres sont particulièrement obscurs, notamment lorsque l’étrangeté du fond ajoute à la complexité de la forme (quiconque a déjà lu une interview de Rammellzee saura de quoi je parle ; Tompkins lui dédie un chapitre entier, qui oscille entre un reportage dans la grotte de Jean l’Evangéliste à Patmos et un scénario de Stan Lee pour Jack Kirby – voir la scène où Rammellzee accueille George Clinton dans son antre d’un tir de roquette qui finit sa course au fond de la cuisine).

Surtout, fasciné par son objet et par l’incroyable somme de hasards objectifs et de possibilités de rencontres incongrues qu’il autorise (cf. la photo de cet ingénieur retraité, ancien expert du Vocoder militaire, découvrant l’enfant bâtard de ses expériences ultra-secrètes : le premier 33 tours du Jonzun Crew, Lost in space), Tompkins se perd parfois dans ses digressions, donnant l’impression de vouloir à tout prix forcer un rapprochement au détriment de la cohérence générale de son propos. Et s’il se tient à une approche relativement linéaire et exhaustive (pour autant que l’on puisse en juger) lorsqu’il évoque les aventures militaires et industrielles du Vocoder, dès qu’il diverge vers la musique, ses développements se font beaucoup plus subjectifs et partiaux : nourrie d’anecdotes et de souvenirs personnels, sa vision est celle d’un gamin de Caroline du Nord né dans les années 1970, qui rêvait des grandes villes, du futur et de guerriers funk en écoutant le Jonzun Crew et Whodini, et qui découvrit bien des années plus tard que les disques fétiches de son enfance avaient utilisé un instrument qui fut pendant longtemps l’un des actifs les plus précieux de la sécurité nationale de son pays. Ce qui fait que certaines phases ou certains personnages prennent une importance démesurée, proportionnelle à la place qu’ils eurent dans le panthéon adolescent de Dave Tompkins (Rammellzee, et d’une manière générale tout ce qui touche à l’electro-funk du début des années 1980), d’autres étant sacrifiés (Moroder, évoqué en une page), voire tout simplement effacés – Daft Punk, que Tompkins exclut même (explicitement !) de sa play-list finale des disques dans lesquels on entend un Vocoder et dont il n’a pas pu parler.

Mais son sujet est tellement fort, la logique qu’il dessine tellement puissante, de la NSA à Bambaataa, que le livre se lit avec une jouissive frénésie. On suit ainsi l’aventure du Vocoder presque comme celle d’un virus, à la recherche du « patient zéro », celui qui a inoculé la maladie de la voix électronique à tous les autres ; et, parce qu’il est ici question de technologie, d’une technologie tellement chère et tellement pointue qu’à ses débuts il était possible de dire où étaient exactement tous les Vocoders du monde, cette quête mythique paraît à la portée de Tompkins : il a les noms, il a les dates, et il a même souvent le témoignage des acteurs eux-mêmes. Comme cet ingénieur du nom de Kai Krause, qui raconte comment le Dr. Sennheiser, qu’on avait quitté épuré par les troupes américaines dans les ruines du IIIème Reich, lui donna instruction en 1977 « d’emmener cette machine à Hollywood pour voir ce qu’ils pourraient en faire », le transformant ainsi en évangéliste de la voix électronique auprès de Walt Disney Co., Herbie Hancock et Neil Young. Et lorsqu’il parle des musiciens qu’il aime, lorsqu’il parle avec les musiciens qu’il aime et avec ceux qui les ont connus, Tompkins offre d’exceptionnels plaisirs de lecture et de découverte. Si son chapitre sur Bambaataa est un régal (comme tout ce qui touche toujours au Master of Records), il n’est rien comparé à celui sur Cybotron, dont les visions futuristes sont racontées, une fois n’est pas coutume, non pas du point de vue de Juan Atkins mais du point de vue de son partenaire, Rik Davis, alias 3070 (son numéro de plaque de soldat du Vietnam), qui mêle ses souvenirs hallucinés de combat, la mythologie dystopique qu’il bâtit avec Atkins (Clear réinterprété en glaçante évocation des massacres dans la boue de la jungle indochinoise), et les propres fantasmes lovecraftiens de Tompkins. Il y a aussi cette visite illustrée chez Good Fred Ellis, l’inventeur de la coiffure Jheri Curl, pour célébrer l’épopée de l’Uncle Jamm’s Army et d’Egyptian Lover dans le LA pré-Gangsta gangsta. Et ce moment magique et stupéfiant où l’on retrouve dans le même studio Sun Ra et les New Kids on the Block, réunis autour d’un inventeur génial et maudit, Bill Sebastian, qui jouait avec la lumière sur son instrument délirant, l’Outer Visual Communicator (OVC), qui rouille aujourd’hui au fond de son jardin (photos incluses).

Et puis il y a ce bouleversant portrait de Roger Troutman, pour lequel Tompkins parvient à trouver l’équilibre parfait entre l’érudition musicale, l’obsession technique et la fantaisie de l’anecdote, lorsqu’il raconte le calvaire de la Talk Box, ce mors prolongé d’un tuyau flexible qui devint la deuxième bouche de Roger Troutman. Et à cause duquel il contracta une quantité faramineuse d’infections du système digestif (en plus d’enregistrer une quantité faramineuse de hits). Après plusieurs digressions justifiées sur les caractéristiques physiologiques du larynx et le schéma électro-accoustique de la Talk Box (on regrette d’ailleurs que Tompkins ne soit pas par moment plus technique sur les caractéristiques physiques du son et de son amplification électrique), le passage se termine de façon bouleversante peu après l’assassinat de Roger Troutman par son frère Larry : à son enterrement, devant son cercueil et ses amis réunis, tandis que son neveu, le propre fils de Larry, reprend le spiritual fameux Amazing grace. Il le chante à la Talk Box (les androïdes pleurent-ils des larmes électriques ?). Excessivement free, parfois bancal, How to wreck a nice beach est malgré ses défauts un bon livre sur la musique ; sur ceux qui la font, et sur ceux qu’elle passionne. Et, même s’il n’en parle jamais, c’est aussi le meilleur argument pour cette hauntology surthéorisée par The Wire l’année dernière : oui, de l’Exposition Universelle de 1939 à celle de Hambourg en 2000 (Expo 2000, Ralf Hütter / Florian Schneider, EMI Music Distribution Réf. 87984), un spectre hante la musique du monde ; le spectre du Vocoder.

Dave Tompkins – How to wreck a nice beach : The Vocoder from world war II to hip-hop
(Stopsmiling Books)
Dave Tompkins prolonge ses dérives vocoderisées sur un blog intéressant