Vingt cinq ans après la publication des « Livres de sang » qui l’ont rendu célèbre et dont l’intégrale est rééditée, Clive Barker renoue avec l’horreur de ses débuts dans « Jakabok : Le Démon de Gutenberg ». En attendant mieux.

« J’ai vu le futur de l’horreur, il a pour nom Clive Barker ». Certes, Stephen King a toujours eu le nez creux et le compliment flatteur à l’adresse de ses petits camarades ; mais personne d’autre que Clive Barker ne peut s’enorgueillir d’un pareil parrainage. « Je pense que Clive Barker est l’auteur le plus important à apparaître dans le domaine du fantastique depuis Peter Straub, confirmait à ses débuts un autre géant du fantastique, Ramsey Campbell. Je ne pensais vraiment pas que la littérature d’horreur puisse encore me déranger si profondément, mais ses livres m’ont prouvé que je me trompais ». Sous une telle avalanche d’éloges, l’avenir du jeune britannique paraissait tout tracé et tout le monde voyait en lui le futur dauphin du King. Pourtant, vingt cinq ans plus tard, tout ne s’est pas exactement déroulé comme prévu. Bien sûr, Stephen King avait raison. Clairement, il y a eu un avant et un après la parution des Livres de sang (1984 – 1985), par la suite confirmés par une poignée de romans tout aussi bluffants (Le Jeu de la damnation, Secret show, Everville). L’influence de Barker est encore durable aujourd’hui : Neil Gaiman et Guillermo del Toro continuent de lui emprunter sans vergogne, et toute la quincaillerie slaughterporn de chez Lionsgate descend en droite ligne de l’imagerie sado-maso d’outre-tombe des Livres de sang. Reste qu’il n’y a rien eu d’aussi viscéral que ces Livres depuis. Et personne pour succéder à Barker à la tête du mouvement splatterpunk, depuis que Joe Lansdale trace sa voie en dehors du genre et que des auteurs aussi prometteurs que Thomas Ligotti semblent condamnés à la small press. Quant à Barker lui-même, il a disparu des librairies, sauf à le chercher dans les rayons jeunesse (la série Abarat). Après l’apogée des années 1980, le label horror semble un genre mort et enterré. « Il existe encore un marché pour la littérature d’horreur, nuance Stéphane Marsan qui réédite chez Bragelonne l’intégrale des Livres de sang. Mais il a muté d’une part vers le thriller, d’autre part vers une sorte de gothique light (Twilight et la bit-lit). Les tenants du courant splatter des années 1980 travaillent toujours, mais sont souvent cantonnés aux petits éditeurs indépendants, ce qui est dommage. L’horreur en tant que telle ne demande qu’à retrouver une visibilité en librairie ».

A l’abattoir

Issu de l’avant-garde théâtrale, Clive Barker s’est d’abord fait connaître en montant une troupe de théâtre indépendant, la Dog Company (où figure aussi un certain Doug Bradley, futur Pinhead de Hellraiser) pour laquelle il écrit et met en scène. Des pièces comme Frankenstein in love et The History of devil affichent déjà un penchant vers le Grand-Guignol et l’outrance, mais c’est en lisant l’anthologie Dark Forces (1980) de Kirby McCauley, qui réunit des talents aussi variés que Stephen King, Isaac B.Singer, Joyce Carol Oates, Dennis Etchison, Richard Matheson, Robert Bloch ou Ray Bradbury, qu’il a l’idée de rassembler à lui seul autant de styles différents et de nommer l’ensemble « anthologie d’horreur », faute de mieux. Empruntant à Bradbury la construction de son recueil L’Homme illustré, les six Livres de sang regroupent une trentaine de nouvelles encadrées d’un prologue et d’un épilogue qui donnent sens et unité à l’ensemble : un petit escroc minable se fait passer pour médium jusqu’au jour où les morts reviennent se venger en lui gravant leurs abominables histoires sur le corps, à même la chair. « Tout être est un volume de sang qui perle à chaque page coupée ». D’une grande variété, certaines nouvelles, plutôt rugueuses et brutes de décoffrage, relèvent de la terreur dans la plus pure veine de l’auteur ; d’autres, plus humoristiques (Jack et le cacophone), virent à la franche rigolade. Certains textes ont vieilli, mais l’ensemble tient encore bien la route et plusieurs histoires font désormais figure de classiques : Le Train de l’abattoir, qui vient d’être adapté par Ryuhei Kitamura (Midnight meat train), installe ainsi une atmosphère oppressante nourrie de l’horreur métaphysique, quasi-lovecraftienne, tapie au plus profond des villes. L’auteur de Lieux interdits (Candyman) créé ses propres légendes urbaines. La Truie révèle une autre facette de son talent : sa fa­cul­té de rendre séduisant l’in­nom­mable, son goût pour les sexua­li­tés hors normes, l’an­dro­gynie et les bes­tiaires in­des­crip­tibles. Il n’y a que lui pour imaginer un centre pour jeunes délinquants vouant un culte à une truie gargantuesque et anthropophage… L’hénaurme et halluciné Dans les collines, les cités offre également son pesant de bizarreries homos sur fond de guerre des Balkans. Barker ne cache pas sa préférence. Gardiens du plaisir et de la souffrance suprême, les Cénobites de Hellraiser sont devenus les figures emblématiques de cet univers délibérément malsain qui fascine et dérange à la fois.

A very bloody big book

Pourtant, à l’heure où l’horreur cinématographique semble ne plus connaître aucune limite, ni d’ailleurs posséder aucun véritable enjeu, Jakabok : le démon de Gutenberg, dernier roman de Barker en date (Mister B. Gone, 2007), fait délibérément le choix de la fable picaresque. Ecriture à la première personne, monologue au lecteur : le procédé n’est pas neuf, et l’auteur n’en tire rien de vraiment renversant. Même l’idée du « narrateur livre » a comme un arrière goût de déjà-lu. Dommage. Pauvre diablotin que les feux de l’enfer brûlent plus sûrement qu’un sodomite sur le bûcher, Jakabok n’est pas le grand retour tant espéré de Clive Barker à l’horreur. Juste une récréation pour patienter en attendant la parution de Scarlet gospels, que l’écrivain présente comme son grand œuvre. Une ultime descente aux enfers, souvent annoncée et à chaque fois repoussée, « a very bloody big book » pour clore en beauté la trilogie commencée avec Secret Show et Everville.

Jakabok : Le Démon de Gutenberg, de Clive Barker (Denoël)
Livres de Sang – L’intégrale, Tome 1 et 2, de Clive Barker (Bragelonne)