Les quatre membres d’Animal Collective enregistrent des albums de folk primitif, de noise mystique, d’électronique occulte ou de pop psychédélique, dont le récent Sung tongs est un chef-d’oeuvre exemplaire. Ils se sont d’abord fait connaître par des concerts bruyants et prenants, qu’ils interprètent sans gants ni oreillettes, mais maquillés ou masqués, maîtrisant la saturation exponentielle, la boucle de delay ou le cercle infini de l’écho, comme s’ils prenait le pouls d’un inconscient suspendu, parcourant les corps, chaîne mentale projetée dans le nouveau cerveau collectif que constitue l’enceinte de la salle de concert. Rencontre avec Panda Bear et Deaken.

Chronic’art : En photos, avec vos masques et vos maquillages, vous faites penser aux Residents ou aux Sun City Girls…

Panda Bear : On comprend que les gens nous comparent à ces artistes, on a des points communs avec eux bien sûr, mais personnellement, je n’ai jamais écouté leurs disques. Je sais que d’autres membres du groupe sont très fan des Sun City Girls, mais je crois que notre ambition à tous au sein d’Animal Collective est de faire quelque chose de vraiment neuf, qui nous représente vraiment nous et nous seulement. Alors, à chaque fois qu’on a l’impression de ressembler à un autre groupe, on refuse de poursuivre dans cette voie.

C’est l’impression que vous donnez : soit d’être complètement ignorants de culture, soit d’être complètement cultivés

Oui, je crois bien que c’est la deuxième option : on connaît tellement de choses maintenant que c’est comme si on ne connaissait plus rien…

Deaken : On a cette conversation très souvent : on a plein d’influences, mais on ne les connaît pas vraiment, elles sont inconscientes. On ne se dit jamais qu’on aimerait sonner comme tel ou tel groupe, mais plus souvent qu’on apprécie comment tel ou tel artiste approche, comprend la musique. C’est ce qui nous inspire le plus.

Quelle est l’importance des masques sur scène, pour vous ?

P.B. : Sur scène, le maquillage nous aide à nous concentrer sur la musique exclusivement, à nous mettre « hors de nous » : quand je joue de la batterie, si j’avais un « look » spécial sur scène, je crois que j’aurais trop conscience de moi-même, de mon apparence et du regard des gens sur moi. Je veux me concentrer sur la musique et ne pas me dire « est-ce que je joue bien de la batterie ?  » ou des trucs comme ça… C’est une manière d’être plus libre pour jouer, comme un camouflage. Je me sens souvent idiot sur scène, avec ces déguisements, ce maquillage, et donc, je ne peux pas me la jouer, ça me rend plus libre…

Tu as généralement une ligne qui coupe ton visage en deux, et tu te places avec la batterie au milieu, entre les deux autres musiciens. C’est symbolique ?

Non, c’est très improvisé. On se maquille généralement en deux-trois minutes juste avant d’entrer sur scène, et on ne réfléchit pas trop à ce qu’on fait : on se barbouille…
Tu as une fonction proche de celle des chamanes, avec ton tambour et ton maquillage ?

Oui, les raisons pour lesquelles les chamanes indiens se maquillaient et utilisaient le rythme sont très proche des nôtres aujourd’hui : on essaie de connecter les gens entre eux et à quelque chose de plus grand qu’eux. On se déguise aussi pour ça, pour disparaître derrière ce quelque chose. Parfois ça marche, parfois non. Parfois les gens se moquent de nous, ne comprennent pas.

D : Hier, les gens se moquaient de nous. Mais on a beaucoup apprécié de jouer quand même. C’était très fun finalement.

P.B. : On préfère avoir des réactions négatives, agressives, que pas de réaction du tout.

Mais vous y pensez beaucoup, aux réactions ? Ca fait partie de votre processus créatif ?

On veut créer une communication avec les gens. Qu’ils ressentent quelque chose. S’ils rient, s’ils se moquent de nous, c’est toujours ça qu’ils auront partagés, on sera satisfaits. Au moins, ça permet aux gens d’avoir quelque chose en commun, plutôt que de parler avec leur voisin. On préfère que tout le public soit connecté, concentré sur la musique, même si c’est de manière agressive, plutôt qu’il n’en ait rien à foutre. Le but du concert est de créer une interaction entre toutes les personnes présentes dans la salle. Que tout le monde sans exception partage la même expérience, que celle-ci soit positive ou négative, joyeuse ou angoissante. Même si les gens nous haïssent, dès lors qu’ils nous regardent avec attention, on est satisfaits.

Quelle est l’importance du bruit et du volume sonore dans votre travail. Vous vous sentez proches d’une tradition new-yorkaise qui irait de Sonic Youth à Black Dice et vous aujourd’hui ?

Je n’ai jamais écouté un album de Sonic Youth en entier je crois.

D : Moi si. Ils sont très forts, très importants. Mais ce n’est pas une influence marquante pour nous.

P.B. : A propos du volume sonore, jouer fort a pour nous une grande importance. Plus nous jouons fort, moins le public peut échapper à la musique. On met les gens dans une nasse sonore, de laquelle ils ne peuvent plus s’échapper.

D : Black Dice fait ça très bien. Leur son recouvre le public comme une couverture.

P.B. : C’est aussi très confortable pour nous sur scène, un peu comme les masques : un moyen de ne plus penser à rien d’autre qu’à la musique.

C’est une manière de fuir la réalité ?

Oui, un peu… A chaque fois qu’on va sur scène, on quitte un peu la réalité. Nous ne sommes pas des gens normaux sur scène.

D: Ca peut aussi être un moyen de nous confronter à la réalité.
P.B. : Après une journée de camion sous la pluie, on est contents de monter sur scène, de nous mettre dans cette situation anormale, et de rencontrer les gens… Les interactions sont importantes : j’évoque souvent ce concert de Cincinnati, pendant une tournée à deux avec Dave, un concert plutôt calme, avec guitares acoustiques. Il y avait un type au bar qui parlait assez fort pour que tout le monde l’entende dans la salle, et en guise de protestation je me suis mis à répéter ce qu’il disait en chantant, juste après lui, pendant le concert. En entendant ce bizarre écho de sa conversation, il s’est arrêté… Pour moi, ce genre d’anecdote reflète parfaitement notre ambition artistique.

Vous pensez qu’il y a une scène new-yorkaise autour de vous, Black Dice, les Liars ?

Non, je ne parlerais pas de scène, puis que nos musique sont assez éloignés quand même. Il y a peu de points communs entre Black Dice et les !!!, et pourtant ce sont les meilleurs amis du monde. On se connaît tous très bien, on se fréquente, on partage des goûts communs certainement, mais ce n’est pas une « scène »…

D : On joue souvent ensemble, dans les groupes des uns et des autres : Gang Gang Dance, White Magic, Liars. Il y a des points communs : le côté primitif, dansant… on s’est sans doute influencés mutuellement.

Est-ce que vous théorisez votre travail ?

P.B. : Non, on se considère comme un groupe non-intellectuel. Tout le monde nous pose cette question et tout le monde nous pose des questions sur la musique, sur ce qu’on veut produire comme effets, etc. Ca nous oblige à réfléchir à notre travail, après-coup, mais ce n’est pas ce que nous voulons faire à l’origine. Nous souhaitons nous plonger dans la musique avant tout et plus encore.

Comment travaillez-vous, en studio ?

Ca dépend. On veut que chaque album soit différent, fait avec des gens différents, dans des lieux différents. Sung tongs a été fait à deux seulement : Avey Tare et moi.. Les concerts sont encore une autre manière de créer une nouvelle musique. C’est plus énergique, plus électrique, ça nous permet de nous connecter avec un public plus large encore que sur disque, de permettre une autre écoute que celle permise par le cadre intimiste du CD dans un appartement. On envisage donc notre création autrement en live.

D : On utilise beaucoup les potentialités permises par le live : si des éléments nouveaux enrichissent les morceaux, on les garde en mémoire et on les perfectionne à chaque concert, comme un work in progress. Le live et le studio sont deux expériences complètement différentes, mais aussi importantes l’une que l’autre.

Je trouve votre son assez séduisant sur Sung tongs. Vous pensez que vous pourriez toucher un public mainstream ? Comme si vous jouiez déjà une future musique populaire ?

P.B. : Merci pour le compliment. Je ne saurai te répondre, mais on serait ravis si c’était le cas.

Propos recueillis par

Lire notre chronique de Sung tongs
Lire également, dans Chronic’art #15 (en kiosque), notre dossier « Eternelle jeunesse sonique »