Parti à 25 ans « on the road » avec un appareil et une bonne dose de pellicules photo, il a sillonné les Etats-Unis de 1966 à 1969 et connu la grandeur et la décadence du mouvement hippie, photographié les plus grands musiciens de l’époque. Dans Oh, hippie days ! il raconte ce long voyage. Rencontre avec un rescapé d’une époque flamboyante et flambée.

Il pleut sur la place des Abbesses. Du coup, la paisible atmosphère du japonais réchauffe un peu le cœur. Je suis passé par la rue des Martyrs, ce qui m’a rappelé la très belle expression « martyrs of love » de la page 305, quand Alain Dister emmène Betsy à la « free clinic » pour soigner une trichomonas vaginalis, et qu’il fait une rapide association d’idées entre la maladie de Vénus et l’affiche d’une pièce de théâtre sur Broadway, Martyrs of love. « A fuck is a fuck is a fuck », avait dit Betsy. En avance, je feuillette les dernières pages de Oh, hippie days !, la désillusion progressive qui s’y fait sentir, le ras-le-bol devant la montée des violences, la castagne dans le loft de NY qui part à la dérive, dazed and confused, privé d’oxygène, les fix à l’eau salée, ta nana qui s’envoie en l’air avec un type qui sort de tôle et qui n’a pas tringlé depuis six mois, le retour en « drive away » vers la côte Ouest, l’écœurement de tout ce bazar hippie, hippies aux yeux plombés et aux lèvres marmonnant, toujours, le même refrain « speed, smack, acid, meth, grass ? », les mouvements de libération devenus en définitive aussi réactionnaires que ceux contre lesquels ils s’étaient battus, instaurant à leur tour des dogmes d’un nouveau genre : prends du LSD, change de partenaire, arrête de te raser.

Alain Dister entre dans le restaurant, précédé de cinq minutes par Stéphanie, l’attachée de presse toute mouillée. Il porte beau. A 59 ans (« pas encore soixante, précise-t-il »), il n’a rien du mec cramé qu’on s’imaginerait, lui qui à 25 ans « was freaked out », avait pété un plomb. Cheveux mi-longs et noirs, soignés, presque un jeune premier de la Comédie-Française, veste de velours côtelé, noir, gilet de laine de la même couleur, boutonné sur une chemise à petits carreaux dont on aperçoit le col bouclé à fond. Seul détail un peu révélateur, une bague à pierre verte, sur la main gauche. Limite dandy. Comme disait l’autre, les vrais rebelles sont souvent tirés à quatre épingles. Réservé, humble, à tel point qu’au début le dialogue paraît difficile. La voix douce, parfois imperceptible, le regard doux et apaisé n’ont rien à prouver.

Difficile alors de se lancer, de briser le silence, surtout quand on vient de descendre en une journée ou presque les 300 et quelques pages de ces Carnets américains, pleins d’une écriture dense et flamboyante, électrisée, qu’on est un peu abasourdi et comme scotché par les trips sévères et les embardées existentielles vécus par l’auteur. Un petit Japonais en bleu, l’air malin, apporte les cartes. Le lieu, pour ainsi dire, est ascétique. A 25 ans, Alain Dister s’embarque, pour 640 F, payables en trois fois, à bord d’un DC-6 dérisoirement petit à côté des Boeing 707 posés sur le tarmac. Direction New York. Il restera aux Etats-Unis jusqu’en 69. « J’avais grandi près d’une base américaine, j’entendais les Kinks, les Beatles, et on m’imposait le yé-yé… » La France, en ce temps-là, n’est pas d’un laxisme viscéral : on vous envoie au poste pour port de cheveux longs, la contraception est inexistante, alors que les petites Anglaises, Allemandes ou Scandinaves profitent déjà de la pilule. « Et puis surtout, il n’y avait vraiment rien à faire. Quand on pense qu’à trente kilomètres de l’autre côté de la Manche, ça bougeait, c’était les Beatles, les Stones. » Alain Dister veut devenir photographe, il part pour ça, sans un sou qui vaille, et puis peut-être aussi à cause d’une « adolescence à rattraper ». Il va sillonner les Etats-Unis dans tous ses coins, se fixer un moment sur la côte Ouest, à San Francisco, dans le quartier hippie de Haight Ashbury, et photographier les plus grands, de la naissance du « freak » Zappa et de ses Mothers aux apolliniens frères Wilson, des Beach Boys. Aujourd’hui, il croise encore quelques rescapés, revoit Gary Snyder, l’une des grandes voix des années soixante, poète beat imprégné de culture japonaise, pilier incontournable des « Human Be-in » californiens aux côtés de Ginsberg et de Timothy Leary.
Alors, forcément, on a envie de revenir sur ce titre Oh, hippie days !, trop enthousiaste, trop « jeu de mots » pour être honnête. Alors, les hippies, c’était vraiment happy ? « Non, c’est un peu ironique », répond-il en avalant une gorgée de soupe. « Mais c’est quand même l’un des seuls moments dans l’histoire du xxe siècle où une société a véritablement largué les amarres. » « I don’t know where I’m going, but I gonna try », ajoute-t-il, citant Lou Reed. « Un peu comme si sous la poussée d’un nouveau joueur de flûte de Hamelin, les enfants d’un pays étaient partis sur la route en refusant dorénavant de consommer et donc de faire le jeu de la société américaine. » On a envie de le titiller un peu, de lui dire que pour nous, vingt ans après, au même âge, on a un peu l’impression que ce mouvement, mélange d’antimilitarisme, d’inspiration rock, d’orientalisme, de psychédélisme, nous paraît un sacré bordel, un peu irréaliste, un peu Epinal. « Vous savez, répond-il, avant de se tourner vers le serveur et lui commander un thé vert, en japonais, America is the country of trends (l’Amérique, c’est le pays des modes). Alors c’est clair, à la fin, c’est devenu une mode, avec ses codes, ses influences, ses passages obligés. Mais le mouvement est plus complexe qu’on le croit. Ce qui s’est passé, c’est un phénomène à plusieurs dimensions, qui n’est pas né comme ça par hasard mais qui avait ses racines. D’abord, il y a les références littéraires, l’influence de la Beat generation. D’ailleurs, plutôt Cassady que Kerouac », précise-t-il, trempant ses lèvres dans son thé, très calme. « Pour l’auteur de On the road, la grande obsession, c’était l’écriture ; d’accord, il y avait la volonté de « unlock the mind » (débloquer l’esprit), mais ce qui était viscéral pour lui, c’était de devenir écrivain, dans la continuité d’un Hemingway, ou d’un Thomas Wolfe. par exemple, c’était quand même très intellectuel. Alors que pour Neal Cassady, c’était autre chose, la volonté de vivre quelque chose de résolument neuf. Au même titre qu’Allen Ginsberg, un autre Beat qui a énormément inspiré le mouvement hippie, qui l’a traversé de part en part. » En captant un morceau de poisson cru dans l’étau de ses baguettes, l’auteur de La Beat Generation, la révolution hallucinée raconte alors comment, en 1964, Cassady avait conduit le bus des Merry Pranksters, d’une traite, de San Francisco à New York, pour retrouver Timothy Leary, pionnier de la recherche psychédélique. « Les Merry Pranksters se baladaient dans des bus chamarrés de motifs psyché et proposaient à qui voulait, au cours d’énormes fêtes, de passer « l’acid test ». Kerouac, lui, détestait les psychotropes, préférant les stimulants comme la benzédrine, les fameux bennies utilisés par les chauffeurs de poids lourds pour ne pas s’endormir. D’ailleurs, lui, n’aimait pas tant être sur la route et, à la fin de sa vie, il a fini par détester les hippies. »

Dister évoque ensuite les raisons politiques de l’éclosion du mouvement, le rejet du maccarthysme, le dégoût du militarisme américain, le Viêt-nam, le nucléaire, le vomissement d’une société fermée, frileuse, consommatrice. « Et puis il y a aussi une dimension spirituelle énorme. Vous savez, le climat et le paysage de la Californie sont très proches de celui du Japon. Propices au zen, à l’ascèse. Dès le milieu des années 50, des centres zen, bouddhistes, s’installent sur la côte. Le maître Shunryu Suzuki ouvre son centre d’études zen en 1958. Quant au rôle de l’Inde, reprend-il en piochant dans son mélange de sushis et sashimis, il faut le demander à George Harrison, qui commence à incorporer de la sitar dans ses morceaux, mais je pense que c’était aussi un feed-back de la colonisation, venu d’Angleterre, où la communauté indienne a joué un très grand rôle culturel. »
Mais alors pourquoi, à côté de ces expériences de contrôle spirituel, les excès les plus outranciers, notamment en ce qui concerne les prises de drogue ? « La drogue, reprend-il tranquillement, c’était au départ une recherche, une volonté d’expansion du champ de conscience ; après, bien sûr, on a pris le produit en oubliant le pourquoi du produit ; on a oublié la dimension de recherche. C’était là, c’est tout, on en prenait. » Solennel et amer, Dister revient alors sur la fin du rêve, l’époque où, à cause d’un excès de défonce, il finit par déchirer ses cartes de presse, distribuer ses films et son matériel photo « pour cesser d’être un témoin, pour ne plus être qu’un acteur, pour ne plus faire mais être ». « Une des seules choses que j’ai vraiment regrettées. J’étais allé trop loin dans la défonce. » Le mouvement approche alors de son exténuation, et ce syncrétisme extrêmement dynamique entre spiritualisme, expérimentation et attitude poético-politique s’assèche. « Vous savez, au départ, le mot hippie ne veut rien dire de précis. « Hip », c’est la « hanche », et le « hipster », c’est « celui qui est au courant », en gros, le mec branché, fier de l’être. C’est de l’argot noir. En fait, ce qui rassemblait tous ces gens, c’était un leitmotiv commun, un credo qu’on formulait ainsi : « we are in the movie ; we are the movie », c’est-à-dire qu’on en avait assez d’être spectateurs, on voulait être acteurs. Personnellement, je voulais enfin vivre ce que je lisais ; il y a un moment où ça ne suffit plus de lire Kerouac. »

Quand on lui demande ce qu’il a gardé de l’époque, il dit d’abord « des amis » qu’il revoit encore, « du moins ceux qui ne sont pas morts », et qu’il dit être resté fidèle à ce qu’ils étaient. Et puis il parle aussi d’une grande expérience fondatrice, « une expérience qui de toute façon impliquait un non-retour », un non-retour à une vie de bureau, à une vie limitée. « Comme une sorte de guerre aussi, une guerre pacifique, un conflit un peu traumatisant, un mouvement intensément hédoniste, une période de délire où des millions de gens ont pris des risques avec leur santé physique et psychique pendant six mois et parfois trois ou quatre ans, sans compter ceux qui y sont restés, les neurones bousillés. » Il raconte aussi San Francisco, l’émergence d’une ville fantastique, une poussée économique énorme, qui drainait des tas de gens de tous les pays, la création d’un vaste pôle musical et littéraire aussi puisque c’est à SF que sont publiés les Beat, par l’entremise de Ferlinghetti et de sa librairie City Lights Books. « C’est aussi sur la côte Ouest qu’ont lieu les premières lectures de Howl, le poème emblématique de Ginsberg, la création du magazine Rolling Stone ; ensuite, bien sûr, il y a eu le business, qui n’est jamais loin. »

Un business qui aurait peut-être eu la peau de l’esprit hippie, les labels californiens voulant se protéger des labels anglais, florissants grâce à la pop, celle des Beatles et des Stones, conjointement à la montée d’une certaine forme de nationalisme, très « America first ». A la fin du livre, en effet, Dister évoque un curieux personnage, appelé « l’acid priest », hippie devenu gourou sectaire, promulguant la mort de l’art et un patriotisme assez décalé. La Californie est devenue à leurs yeux une sorte d’Etat paré de toutes les qualités, qu’on retire systématiquement à ce qui n’est pas californien.
« En fait, à la fin, tout a fini par se dégrader : on constatait un enlisement de la guerre du Viêt-nam, une auto-complaisance grandissante par rapport aux psychotropes, une façon de se droguer qui devenait ennuyeuse, et puis aussi une montée de la violence (un assassinat par jour dans le quartier hippie d’Haight Ashbury, pour des histoires de drogue), sans compter les heurts avec la police, notamment autour de l’utopie avortée des « People’s Park » (terrains collectifs que les hippies s’étaient accaparé pour y planter des arbres, des fleurs, et y vivre, sur le thème de la « désobéissance civile », chère à Thoreau, et repris par la force par l’armée et la garde nationale). « Tout le monde foutait le camp, continue-t-il en demandant un deuxième thé, et le plus souvent pour aller fonder des communautés plus à l’intérieur des terres, loin des villes. Et puis, je sentais qu’en France, il se passait enfin des choses, ça frémissait… Je souffrais d’un déracinement, à force, alors je suis revenu. »

L’attachée de presse est repartie travailler. Nous continuons à discuter. Les types du restau nous disent qu’ils vont fermer. Je demande à celui qui a fréquenté Zappa, les MC 5, Leonard Cohen, les Beach Boys ou le Grateful Dead (il est capable de vous donner, de mémoire, l’adresse où habitaient tous ces gaillards à SF). Une tendance plutôt rock fin xxe siècle : Radiohead, Buckley, Morcheeba, Placebo. « Oasis, je n’aime pas. » Peu de rap, si ce n’est Snoop Doggy Dog, « parce que c’est vraiment l’esprit d’un quartier, on sait où on est ». « Quand on dit que le rock est mort, on voit que ce n’est pas vrai. Ce n’est qu’une histoire de cycles ; il y a des choses qui transcendent les époques : les Pink Floyd d’aujourd’hui, c’est Air ; moi, j’attends le groupe qui aura digéré les Stones, le blues, les Who… » Pour finir, car le taulier s’impatiente, je lui demande si un mouvement pareil serait concevable aujourd’hui. Il a une fille de 20 ans et un garçon de 26 ans. « Les jeunes, aujourd’hui, ont conscience qu’on leur pourrit l’environnement. En fait, il suffirait d’une occasion, et c’est l’occasion qui fait le larron ; pour nous, ce fut la guerre du Viêt-nam qui a cristallisé tout ça. On ne sait jamais, une grande catastrophe nucléaire et tout peut se passer, mais la première chose à faire, les Beatles l’avaient très bien comprise : « si tu veux faire la révolution, commence par la faire dans ta tête. »

Nous sortons. Le gérant fait ses comptes. Il ne pleut plus sur la place des Abbesses. Nous remontons la rue des Martyrs. Il a voulu m’accompagner pour me montrer cette petite librairie où l’on trouve beaucoup de choses Beat, dont les enregistrements de Kerouac. On se dit au revoir. En redescendant, je tombe sur une vitrine où un tee-shirt détourne le logo et le slogan de la poste : « Riposte. On a tous à y gagner. » Reste à nous bouger un peu.

Lire notre critique de Oh, hippie days !