In extremis, le meilleur blockbuster de l’année. Le mieux nommé, aussi, ce qui n’a rien d’un détail. Pourtant dans le film, ce « protocole fantôme » est un intitulé un peu paradoxal : privant l’équipe de choc de Tom Cruise / Ethan Hunt de ses ressources logistiques (parce que le gouvernement, activant ledit protocole sur un malentendu, désavoue ses activités), il la condamne à opérer à découvert, littéralement démasquée. L’enjeu est fort parce que, rendus provisoirement à leur chair, privés d’une identité dont le propre était justement de pouvoir les contenir toutes, les espions cessent précisément d’être des fantômes, rompent malgré eux avec un protocole supérieur qui draine la franchise depuis le début, et avant elle l’auguste série dont elle s’inspire. Soit l’architecture complexe de simulacres, postiches, faux-semblants et images à double-fond dont la version De Palma fut la plus brillante formulation. Ce protocole des ombres, la version Brad Bird (Les Indestructibles, Ratatouille), s’y soumet avec une inspiration inattendue, et assez euphorisante. Il n’est pas innocent d’ailleurs que le film choisisse pour son intrigue la même rampe de lancement que le De Palma (Ethan Hunt en faux coupable, désavoué par sa hiérarchie parce qu’on l’accuse, ici, d’avoir fait sauter le Kremlin, ce qui effectivement n’est pas rien), ni qu’il le cite purement et simplement (au bout du fil où lévite Jeremy Renner, comme Cruise quinze ans plus tôt, dans une scène que de Palma avait lui-même volée au Topkapi de Jules Dassin).

Entre les deux films, le dialogue est incessant, et passionnant. Pas tant sur le mode de la reprise ou du remake déguisé : la version Brad Bird est aussi ludique et aérienne que celle de De Palma était inquiète. Plutôt parce qu’entre les deux, quinze ans ont passé, et que c’est énorme pour un genre, le film d’action, qui depuis ses origines (Le Mécano de la générale, mettons) dit plus qu’un autre l’état de nos perceptions du monde, telles qu’elles sont toujours redéfinies par la technique. L’inquiétude du film de De Palma venait de ce qu’il continuait une enquête visuelle menée par le maître, depuis les années 70, sur les puissances du faux : pas d’image sans soupçon, pas de copie sans trahison. La version Brad Bird, où la technique n’a plus aucune avance (la virtuosité des agents s’exerce maintenant sur un simple iPhone) constitue le corollaire parfaitement décomplexé de ce programme paranoïaque : le réel et son double œuvrent désormais main dans la main, l’un n’est plus que le revers complice de l’autre et tout le film s’enivre de ses incessants allers-retours du territoire à la carte, de l’original à la copie, s’abandonnant aux vertiges de la duplication avec un appétit absolument jubilatoire. Le film, d’ailleurs, n’est fait que de ça : une suite de petits dispositifs extrêmement malins où épuiser, chaque fois, les possibles ouverts par le dédoublement.

Cela donne lieu à une somme de scènes épatantes (réparties aux quatre coins de la planète sur le fond un peu kitsch d’une intrigue néo-Guerre Froide), dont trois tout bonnement géniales. La première est on ne peut plus théorique, c’est l’image à double fond la plus littérale qui soit, un simulacre en marche : pour tromper, dans un couloir du Kremlin, la vigilance d’un gardien, Hunt et un acolyte masquent leur avancée par un trompe-l’œil numérique dont l’effet de perspective est constamment redéfini pour l’œil de la victime. La seconde est une supercherie brillante, déployée en même temps dans deux chambres d’un hôtel de Dubaï – double mise en scène ou vrai et faux s’interpénètrent en conjuguant leurs rythmes, pure affaire de timing, rondement menée. La dernière est un simple effet, un subtil trucage numérique qui est aussi le plus beau commentaire qu’il ait été donné de voir, récemment, sur le cinéma d’action. C’est une course-poursuite vue du ciel, à Dubaï toujours, au milieu d’une tempête de sable. Vue d’en haut, la gymnastique est infinitésimale. Alors l’action est reversée sur les ombres, couchées sur le sable par les corps minuscules, pareilles aux limpides silhouettes d’un jeu vidéo primitif. C’est magnifique parce que, précisément, tout le cinéma d’action est-là, dans cet écart infime entre ce qui reste de l’humain et son devenir figurine.

A ce sujet, il faut dire un mot de Tom Cruise. Qui, à près de cinquante ans, ne se ménage pas puisqu’on le voit ici faire de la varappe à main nue au sommet du monde, sur les flancs de la tour Burj Khalifa, super agent quinquagénaire dont l’âge n’est, pas une fois, questionné. Mais le tégument, lui, ne ment pas : sous sa mèche et derrière le botox, Cruise fait bien son âge. Que le film ne questionne pas son âge est absurde et en même temps très beau : en creusant l’écart entre le corps réel de la star et celui fantasmé du héros, en doublant le corps en action du nécessaire souvenir d’un corps (celui, plus jeune, des deux premiers Mission impossible – 1 et 2), ce paradoxe révèle comme jamais que c’est bien lui, le premier des simulacres, le fantôme du protocole. Il en rappelle un autre : celui du robot vieilli de Terminator 3, les rides de Schwarzenegger sur le corps sans âge du cyborg (lequel d’ailleurs, carcasse invincible, n’avait jamais eu besoin des muscles de Schwarzenegger, simulacre ultime, fantôme de corps). Eternel génie de l’acteur hollywoodien, jamais plus passionnant que quand il est devenu, enfin, l’ombre de lui même.