Il aura fallu plus de quinze ans après La Haine (1995) pour rappeler qu’en dépit des grotesques Gothika et Babylon A.D., Kassovitz sait aussi faire preuve, comme metteur en scène, d’un certain savoir-faire et d’une sincérité frondeuse plutôt touchante à défaut d’être très élaborée. Il s’attaque ici au dossier du massacre d’Ouvéa, racontant les faits à travers le point de vue du chef du GIGN, Philippe Legorjus, qu’il incarne. Le 22 avril 1988, pendant l’entre-deux-tours des élections présidentielles opposant Chirac à Mitterrand, un groupe d’indépendantistes kanaks prend en otage vingt-sept gendarmes, qu’il garde captifs dans une grotte isolée dans la jungle. Le film retrace les efforts de Legorjus dans l’apaisement des tensions entre armée nationale et preneurs d’otages, son obstination à privilégier la négociation et le dialogue à l’offensive militaire, qu’il ne pourra éviter : prônant dans un premier temps le dialogue face à un Chirac va-t-en-guerre (le film inclut un extrait de l’affrontement télévisé, juste avant le massacre), Mitterrand donne l’ordre d’attaquer.

Kassovitz signe un film classique et littéral, mais en même temps connecté au plus près du nerf de Legorjus, tressé à sa fibre, épousant point à point sa sensibilité. La vraie réussite de L’Ordre et la morale réside dans ce qu’à partir d’un seul motif initial (l’occupation, la résistance), des forces et des configurations contraires se télescopent à différents niveaux du film, lui conférant une vraie force symbolique. Il y a par exemple Ouvéa, île minuscule, espace clôturé, saturé de soldats et de troupes d’élites mais impossible à quadriller, et sur lequel la fameuse grotte, en dépit des moyens engagés, restera longtemps introuvable. Il y a aussi Legorjus, dont le désir d’aller contre le système auquel il appartient, augmente à mesure que ce système se durcit. Dans sa partie centrale notamment, le film souffre de ce durcissement, prend des institutions militaires et politiques la pesanteur, le didactisme, les échanges conventionnels (pas une voix de gradé ne sonne juste) – contre lesquels le point de vue de Legorjus, qui jusqu’ici permettait au film de s’équilibrer, ne semble plus rien pouvoir. Mais il n’est pas interdit de voir dans cette tendance à l’immobilisme le moyen, pour Kassovitz, de rappeler que son héros appartient d’abord à l’armée, s’inscrit dans sa hiérarchie, observe ses règles, emploie son langage, en a épousé la nature et ne peut en sortir. Toute la contradiction du personnage réside dans un humanisme qu’il se découvre sur place, mais que quelque chose de plus qu’un ordre passé d’en haut, quelque chose d’une foi patriotique dont il ne parvient pas à se défaire, empêche d’exprimer. Voir à cet égard la puissance de jeu de Kassovitz, avec son profil toujours un peu bas, son front bélier, cette gravité de chanoine toujours prête à tourner en colère d’émeutier. A l’image du film : L’Ordre et la morale, c’est la radiographie d’un cœur de soldat, avec au milieu du cœur, une inopérable tâche d’antimilitarisme.

On est loin cependant d’une révélation mystique façon La Ligne rouge : ici, la nature ne parle pas, elle est sombre, illisible, sans être hostile ou dangereuse – elle appartient simplement aux autochtones, précisément aux indépendantistes qui la hantent, d’abord par la voix, ensuite en se laissant distinguer entre deux feuillages. Si la jungle pénètre l’âme de Legorjus, c’est moins en tant qu’homme qu’en tant que soldat (magnifique scène précédant l’attaque de la grotte : Kassovitz respire lentement dans le silence de la jungle, et au hasard d’une longue expiration, les feuillages s’écartent, brusquement soufflés par les hélicoptères français qui lancent l’assaut). L’attaque de la grotte elle-même, un tour de force comme on en voit rarement dans le cinéma français, caméra embarquée au plus près des corps pour une progression totalement claustrophobe, indéchiffrable, hystérique, constitue l’irréductible image de la pression exercée sur Legorjus jusqu’au dernier centimètre d’espace.

Alors certes, Legorjus ne perd jamais son sang froid, et les multiples références à Coppola (raccord ventilo / hélico compris) dans un film aussi spartiate que L’Ordre et la morale ne le servent pas nécessairement, faisant de lui une sorte d’Apocalypse now sans alcool, sans drogue. Mais le contexte, évidemment, n’est pas le même. Pas de sacrifice régénérateur pour Legorjus / Willard, pas de plongée dans la démence, pas de remontée du fleuve et du temps, puisque selon la thèse défendue par Kassovitz, dans l’affaire Ouvéa la folie s’origine à Paris : ici Kurtz a deux têtes, deux voix, et sur un plateau de télévision, pendant l’entre-deux-tours des élections présidentielles, fait semblant d’être en désaccord avec lui-même.