Si le titre français du premier long métrage de Terrence Malick, La Balade sauvage, rend bien compte de la tradition du road movie meurtrier dans laquelle le film s’inscrit, il manque la dimension géographique que lui donne son titre original : Badlands. Géographique et pas seulement spatiale ; car si le road movie est le motif premier de La Balade sauvage, qui conduit les amants criminels d’un point à un autre de l’espace américain -du Dakota du Sud au Montana-, le film de Malick se démarque de son modèle fictionnel en ce qu’il propose une version contrariée du voyage, une balade impossible. L’espace est moins saisi par la trajectoire, le parcours des deux personnages que par leur sur-place, leur enlisement, au sens littéral d’incapacité à avancer. Ainsi, les badlands du titre original renvoient aussi bien à la désolation d’un certain type de paysage américain, ces fameuses « mauvaises terres » du Middle-West, ces terrains argileux ravinés par l’érosion et impropres à l’agriculture qu’à l’espace intérieur des deux anti-héros, incultes comme les terres qu’ils traversent, et pour filer la métaphore agricole « mauvaises graines ».

La beauté du film tient en grande partie à cette balance constante entre les étapes obligées du road movie classique et les résistances à son déroulement. La Balade sauvage en tire sa profonde modernité. Le fait divers à l’origine du film est un prétexte pour donner à voir un état des Etats-Unis au début des années 1970. Une profonde mélancolie colle au moindre plan, à la moindre scène apparemment anodine, et ce que Malick dit de cette geste criminelle, c’est d’abord qu’elle appartient à un âge de la culture américaine qui ne s’apprécie plus déjà que dans un constant jeu de miroir avec les modèles du passé. L’innocence perdue est un thème central des trois films de Malick et La Balade sauvage ouvre ce questionnement, récemment prolongé dans La Ligne rouge, avec une force critique et poétique rare.

La ressemblance de Kit Carruthers, personnage incarné par Martin Sheen, avec James Dean n’est pas qu’un gimmick. Au contraire, elle est tout le drame de Kit, sa folie qui n’est que la mise en abîme d’un modèle déjà existant. Ce mimétisme entre le héros et son modèle est travaillé par Malick avec une grande finesse. Il en fait un élément de fiction : Holly/Sissy Spacek aime que son fiancé lui rappelle le rebelle du film de Nicholas Ray ; mais surtout, il s’en sert comme révélateur d’une culture américaine rongée par l’idolâtrie aux icônes qui aboutit à une violence décérébrée.
Aucun des actes criminels de Kit ne fait sens. Les meurtres s’accomplissent avec inconscience, comme s’ils répondaient à une logique qui échappe aux personnages mêmes. La très belle séquence de la « robinsonade » au cours de laquelle les deux amants se retirent du monde pour vivre un amour sans contraintes illustre bien la démarche de Malick : dans un premier temps, Kit et Holly y reproduisent les gestes des premiers bâtisseurs de l’Amérique -confrontation à la Nature hostile, scènes de pêche, repas de fortune-, ce qui donne au cinéaste l’occasion de filmer une possible innocence ; mais l’épilogue vient mettre un terme sanglant à ce bucolisme : trois hommes sont abattus froidement dans le dos dans un geste irréfléchi de Kit. Alors, les deux amants détruisent leur Nouveau Monde et reprennent la route. La poésie n’a plus de maison.