Au zoo

On ne va pas au zoo pour les flamands roses, les okapis ou les lémuriens, on y va pour la grosse bête. Celle qui vous attend, imperturbable, au bout du zoo, et du fond de sa cage vous regarde surtout du fond de son animalité, pour vous faire vous sentir misérable dans votre toute petite peau d’homme. Le fauve énorme, le gros singe – le grand spectacle velu. Cannes est un zoo: on y vient  aussi pour la grosse bête. On vient chasser le gros film sauvage, le roi de la jungle, le King Kong du cinéma mondial. Un signe qui ne trompe pas: les films qui ont marqué la dernière décennie du festival sont plein de grosses bêtes : fauves et gorilles luminescents de Weerasethakul, diplodocus de Malick, singes olympiens chez Carax, jusqu’au père déguisé en primate laineux de Toni Erdmann et, donc, au cochon transgénique d’Okja cette année. Avec les films-fauves, les films-gorilles, le spectateur cannois vient chercher un frisson facile à expliquer: la révolution dans le dîner de gala, le retournement brutal des règles de la civilisation, dont les agapes cannoises tout en protocoles, tenues de soirée et sourires faux, sont la parodie par l’excès. Si bien que si les films-gorilles ne manquent pas, prévus chaque année au cahier des charges du festival, la plupart sont du genre domestiqués, dressés à faire deux-trois tours épate-bourgeois et sitôt rentrés dans leur cage – les films vraiment sauvages, imprévisibles, sont rares (deux tout de même l’an dernier: Ma Loute et Elle). On pense à tout ça parce qu’il y a dans The Square, dont Guillaume vous parle en détails ci-dessous, une scène sidérante qui offre malgré elle un commentaire idéal. Un dîner mondain est organisé dans un musée d’art contemporain, et un happening a été prévu pour divertir les convives : un performer joue les gorilles, passant de table en table en se cognant le torse et en criant. L’imitation est saisissante, les bourgeois ravis: la sauvagerie plus vraie que nature, quel beau spectacle ! Et puis ça déraille. Ça déraille parce que soudain l’imitation devient vraiment trop bonne: le type bouscule les convives, défie les hommes, renifle les femmes, bondit sur une table avec une force inouïe, envoie valser la vaisselle. Tout le monde est pétrifié: les bourgeois du film, pris à leur propre jeu et baissant les yeux, transis de trouille face à la grosse bête que plus personne ne regarde comme un homme; le spectateur qui ne sait plus sur quel pied danser. C’est King Kong qui brise ses chaînes, la grosse bête qui sabote le spectacle de la grosse bête, le surgissement estomaquant de l’imprévisible. C’est le film-gorille qu’il nous faudrait.
JM

Un cauchemar ahuri

Il y a, dans la comédie grinçante du suédois Ruben Östlund, comme une réminiscence du Toni Erdmann de Maren Ade. Une même manière farceuse de scruter les relations humaines  en injectant de petites billes de malaise dans la machinerie sociale. Chez la cinéaste allemande, ce malaise venait d’un corps en trop (celui d’un père venu maladroitement dérider une file engoncée dans son costume professionnel). Dans The Square, les corps sont plusieurs à vouloir craqueler la couche de vernis social : corps d’un enfant qui vient réclamer justice, ou d’un artiste qui joue les singes, ou d’un singe qui joue les hommes, et de bien d’autres encore, venus littéralement faire tâche dans le plan. Mais la comparaison entre les deux films s’arrête ici : Toni Erdmann n’était pas drôle mais avait plu, The Square est hilarant mais a été reçu plutôt tièdement. Deux raisons à cela : d’abord le fait que sa satire s’épanouit cette fois-ci dans le milieu de l’art contemporain, à deux pas de la critique culturelle, qu’on imagine sans peine se boucher le nez devant certaines saillies du film. Ensuite la hauteur formelle de sa mise en scène, si imposante qu’elle semble, de prime abord, écraser ses personnages sous un rire kubrickien. Et, de fait, The Square avance en épuisant ses scènes, construites comme des petites bulles de happenings autonomes où vient gonfler une crise de confiance, sans aller forcément jusqu’à éclater. C’est que le film, tout de même, dépasse son esprit de système pour frayer dans des territoires plus incertains, main dans la main avec son personnage principal. Interprété avec un discret tempo de comédie par un excellent acteur danois, ce conservateur de musée voit sa vie se délier à mesure qu’il se noie dans des flaques d’embarras social. Après le vol rocambolesque de son portable, il croit malin d’aller le récupérer en délivrant, la peur au ventre, des lettres de menace dans l’immeuble social abritant son voleur. Evénement détonateur d’une série de micro-glissades, où les étiquettes policées finissent par se décoller discrètement pour laisser place à des sentiments moins ragoûtants. Toute la force du film est d’enserrer sa logique cauchemardesque dans une forme légèrement ahurie qui n’enterre jamais complètement ses personnages. Et de laisser la place, in fine, aux deux petites filles du héros, témoins silencieuses de la violence de classe qui veine la vie des adultes. C’est ainsi que The Square se referme sur le visage caché d’une enfant qui aura appris, peut-être un peu trop tôt, comment le monde peut griffer joyeusement le corps des pères.
GO

Un petit village

À Cannes, à côté des grosses Propositions De Cinéma, subsistent toujours des petits mondes immuables, imperméables aux modes et à l’état du monde, tenant même avec effronterie à rester absolument inactuels. Il y a, par exemple, la Garrelie : ça ressemble à Paris, mais en noir et blanc, il y a des gens qui s’aiment et qui ne pensent qu’à ça, qui ne parlent que de ça à longueur de journée : la fidélité, la passion, et combien tu m’aimes. Dans ce petit village, on ne connaît que l’amour ou son absence, c’est ou noir ou tout blanc. Cette année en Garrelie, il est question de deux jeunes femmes de vingt-ans. L’une est folle de douleur parce que son copain vient de la plaquer, elle se réfugie chez son père, prof de philo, qui sort avec une jeune femme, son ancienne étudiante. Tout le monde habite dans ce petit appartement, la première se morfond et se balade en attendant que le chagrin passe. L’autre va en cours et à l’occasion, couche avec des garçons dans les toilettes de la fac. L’une est solide, adulte, travailleuse et entière, l’autre est fragile, excessive dans son chagrin, toujours à deux doigts de s’effondrer. Parfois elles discutent dans l’appartement, et quelque chose d’apparement nouveau surgit de ces conversations : l’amitié féminine. C’est trois fois rien mais déjà une toute petite révolution pour notre chère Garrelie que de voir un cinéaste de bientôt 70 ans se plonger dans la tête de deux jeunes femmes de vingt-ans, imaginer leurs vies, leurs tracas, leurs discussions et tracer les contours d’un tout nouveau sentiment. Jusque dans ses aberrations (un secret que partage les deux filles à propos d’une chose inavouable qu’aurait fait l’une), le film a quelque chose d’absolument touchant, comme si à essayer de mettre le pied dehors, dans le « contemporain » mettons, la Garrelie devenait toute maladroite et se mettait à flancher; mais c’est pour ça qu’on l’aime.
MJ

Histoire / histoires

Il faut reconnaître ici à Robin Campillo, avec 120 battements par minutes, une certaine témérité. Retracer, depuis ses propres souvenirs, les années qui ont vu la formation d’Act Up Paris, c’est dresser le portrait d’une époque qui n’est plus tout à fait la nôtre sans être vraiment passée, et faire en cela un travail d’historien-cinéaste dont l’ambition suscite d’emblée une vive curiosité. C’est aussi, pour la même raison, se frotter à un gros défi, tant le sujet du film lui impose de faire vibrer plusieurs cordes sur une même note: raconter une histoire intime et politique, des destins singuliers et une force collective, la vie dans la mort et inversement. Pas simple, de ramasser tout ça dans un seul souffle. 120 battements par minutes n’y parvient que peu par le biais de sa mise en scène, laquelle, après Eastern Boys, confirme en Campillo un cinéaste assez peu inventif (le gros des scènes se joue en longues focales vaporeuses, aussi flatteuses qu’anonymes), et maladroit dans ses rares audaces (quelques motifs doucement clipesques, pour donner le change). On retrouve aussi un penchant commun à la petite bande qu’il forme, depuis leurs années sur les bancs de l’IDHEC, avec Laurent Cantet et Gilles Marchand: une tendance récurrente aux dialogues lourdement explicatifs, débités comme des modes d’emploi par des acteurs soudain brutalement privés de chair. Mais d’une manière plus générale, le film a pour lui une structure particulièrement bien pensée, faisant s’épouser avec une finesse grandissante les pôles contraires de son récit. L’émotion intense que libère la dernière partie n’est, ainsi, pas due qu’aux événements tragiques qu’elle évoque, mais bien à la façon dont se noue entre elles toutes ces directions. 120 battements par minute n’est peut-être au final qu’un très, très bon téléfilm, mais cela vaut toujours mieux qu’un mauvais film.
JM

Embrouilles

On avoue : on traînait un peu les pieds pour aller voir le film de Mohammad Rasoulof projeté à Un certain regard. La faute à un titre (Un homme intègre) et à un pitch (la juste lutte d’un pisciculteur en butte à une société villageoise corrompue) venus tout droit d’Iran, le territoire cinématographique de l’administration tatillonne. Autant dire que ça sentait l’après-midi d’automne à regarder la pluie, ou le film roumain moyen. Là-dessus, pas de surprise : le ciel est lourd et le long-métrage déroule sa narration avec méthode. Sur un fond usé d’embrouilles domestiques et de négociations administratives, son personnage principal passe de la déconfiture sociale et financière à la vengeance concertée et implacable, sourcils froncés et lèvres closes. D’où vient alors le plaisir pris à sa projection ? D’abord d’une mise en scène sans fioriture, calée sur les déplacements de ses personnages et qui donne progressivement au film la forme d’un film noir modeste et entêté. Ensuite, par la malice avec laquelle Rasoulof entraîne son personnage pile à l’endroit où il ne souhaitait pas aller. Manière de dire que le plus haut de sa liberté ne pouvait se situer qu’à la pointe d’une contradiction, et de brosser la critique radicale d’une société absurde, en restant du côté de la plaisanterie amère.
GO

Une saucisse

Infatigable malgré une productivité délirante (plus de 70 films en 25 ans de carrière), Takashi Miike présentait hier à Cannes, où il a ses habitudes, sa nouvelle pièce sanguinolente. Adapté d’un manga à succès, Blade of Immortal accompagne le quotidien d’un ronin condamné à l’immortalité et d’une fillette au caractère bien trempé, qui cherche à venger son père d’un mégalo du sabre. Rompu aux exercices de style de l’extrême, le cinéaste prouve encore une fois qu’il ne connaît aucune limite, en enchaînant deux heures durant les séquences de dépiautage comme on remplirait de la saucisse (on a stoppé le kill count à 150 – au bout de 22 minutes de film). D’abord sonné par une tel ouragan de membres en charpie, le spectateur s’accoutume progressivement à cette mécanique d’abattage perpétuel qui laisse affleurer entre les monticules de cadavres une jolie fable sentimentale, dans laquelle une jeune enfant vient panser les plaies toujours à vif d’un guerrier usé par sa survivance. Ici, tout le monde semble pressé de se foutre sur la gueule mais personne ne parvient à en finir : les corps et les lames se télescopent et se disloquent, se réemboitent parfois, et les cicatrices s’accumulent sur la peau comme autant de mauvais souvenirs. On sait combien la section Hors-Compétition est friande de ces sales gosses d’Extrême-Orient, qui débarquent sur la Croisette avec pour tâche de tout fracasser. On sait aussi combien peuvent être salutaires, pour le spectateur, ces petits électrochocs récréatifs, ici parfaitement adaptés à un début d’édition assez chiche en sensations fortes.
LB

Chronic’art recrute, saison 3

Retour en force de Mathieu, décidé à maintenir un rythme d’enfer au peloton des poursuivants. Bravo Mathieu.

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